«La parole poétique révèle ce qui est de l’ordre de l’indicible à Fès»

Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef

Un film poétique, savoureux montrant l’une des plus belles villes impériales du Maroc, Fès. Son Histoire, sa mosaïque de cultures et des arts, son architecture, ses traditions et son positionnement dans une région généreuse ne peuvent qu’inspirer les poètes, les historiens et les artistes. Dans son nouveau film «Fès ma belle, ma délicieuse», Jean-Claude Cintas fait de la capitale spirituelle du Maroc, sa source d’inspiration. On pourrait qualifier ce chef d’œuvre de film d’auteur poétique. D’une durée de 64 minutes, il est le fruit du travail d’écriture du chantpoète Jean-Claude Cintas et d’une coréalisation avec Jean-Pierre Zirn. Il s’agit d’un véritable hommage à une ville à la fois mystérieuse, fascinante et dont l’identité est enracinée dans l’Histoire plurielle.

Al Bayane : «Fès ma belle, ma délicieuse» est l’intitulé de votre nouveau film tiré du livre du même nom. Pourquoi Fès ? Que représente, pour le chantpoète que vous êtes, la médina de Fès?

Jean-Claude Cintas : J’ai toujours entretenu une relation fusionnelle avec le Maroc. J’aime cette terre, moi qui suis un fils des deux rives de la Méditerranée : un andalou d’origine, marocain de cœur et français d’adoption ! Ce film en est la quintessence poétique car l’exceptionnelle médina de Fès, fondatrice du Maroc, est l’effort miraculeux de 12 siècles d’histoire, de tradition, d’art, d’architecture et de spiritualité très inspirants pour moi.

Mes origines andalouses, ma naissance à Oujda, mes 14 premières années à Oued El Heimer avant de venir vivre dans les Yvelines en région parisienne, m’ont construit. C’est en 1995, que je prends contact avec Fès par l’entremise de mon cousin Yves qui me demanda de participer à la réalisation de la communication internet d’un festival de musiques sacrées qui deviendra l’un des plus importants au monde : le fameux Festival de Fès des Musiques Sacrées du Monde. Dès lors, Fès devient un lieu de villégiature pour moi, avant qu’en 2009 et 2010, on me fasse l’insigne honneur de me confier la direction artistique du Fès Jazz in Riad Festival dont on peut voir dans le film quelques très courts extraits. Toutes ces années ont resserré mes racines andalouses et marocaines très présentes à Fès et en particulier, dans sa médina qui m’a inspiré l’écriture de nombres de chantpoèmes, plusieurs ouvrages d’art et plus de 30.000 photographies qui sont en cours de sélection et d’écriture pour la réalisation d’un livre d’art de 300 pages en 4 langues intitulé «Fès, l’authentique» qui paraitra d’ici la fin de l’année.

La médina de Fès est un espace envoûtant et prenant. Il y a comme une couleur indicible qui nous happe en ce lieu. L’expliquer n’aurait pas de sens. Dans ce film, ma voix en off est là pour exprimer ce ressenti spirituel et pour la résonnance, que j’espère forte, avec le cœur du spectateur.

«Fès est la femme dont on rêverait

comme une femme rêverait d’un homme.

Elle a les hanches ondulantes, de celles que seul,

On peut imaginer,

De celles, qui sous le voile de la djellaba,

enveloppées de légèreté et de l’ordinaire du quotidien,

traversent les ruelles de la Médina. »

(Extrait Chantpoème n°1 • Fès ma belle, ma délicieuse)

Des documentaires et des reportages de grande qualité ont déjà été réalisés sur la médina impériale de Fès, tout comme de très beaux poèmes lui ont rendu hommage aux cours des 12 siècles de son existence. Mais il manquait une jonction des deux : l’image et la poésie. Ce que vous avez pu réaliser. Parlez-nous de cette expérience, tout d’abord, du processus d’écriture?

Il y a 4 ans, j’entrais en studio d’enregistrement avec les 12 chantpoèmes qui composent ce qui, je ne le savais pas encore, deviendrait ce film poétique. L’objectif était l’édition d’un CD audio qui accompagnerait le beau-livre du même nom dont ils étaient extraits. Je pensais que la démarche serait facile, simple car s’inscrivant pleinement dans ma propre démarche de chantpoète. La chantpoésie c’est «faire chanter le texte» par toute forme d’art : la typographie, la musique, le lithographie, l’enluminure, la chanson, la musique, la peinture, le cinéma…

En enregistrant ces 12 chantpoèmes seuls, sans musique, sans habillage particulier brut d’écriture, c’était pour moi, une manière de m’inscrire dans la tradition de l’oralité, de porter le mot en voix ; oralité poétique qui a tendance à se perdre dans nos sociétés du tout virtuel, du tout consommable et du tout jetable. Je pensais la chose facile. Bien mal m’en a pris, car les mots écrits peuvent ne plus avoir la même consonance, ni le même sens à l’oral. C’est ce qui explique la lourdeur que la poésie peut avoir quelque fois lorsqu’elle est lue. Il a fallu trouver le ton juste, le plus juste pour que le sens profond et la transcendance portée par chacun des chantpoèmes ne soit pas trahie ou altérée. Trouver le ton juste pour que le mot soit juste. J’aurais «aimé» que Gérard Depardieu s’en chargea (ici, c’est un acte manqué d’ironie !) mais je ne lui ai pas demandé au risque qu’il refusa ; alors le micro était ouvert et il me fallut déclamer juste.

Très rapidement, s’est posé le problème de la compréhension des chantpoèmes à l’oral lors des premières écoutes. Le constat est qu’il est facile d’écrire, dire est une épreuve plus complexe et il a fallu parfois réécrire en direct. Une expérience forte de sens sans pour autant faire de concessions à l’intention chantpoétique. J’ai vécu 3 semaines comme un scribe à son pupitre, comme un ermite reclus dans sa grotte, dans la pénombre volontaire de ce studio d’enregistrement, seul face à moi-même et à mes chantpoèmes qui renaissaient du papier silencieux. L’intensité de la démarche fut épuisante et il me fallut laisser reposer ces enregistrements pendant quelques mois avant de les réécouter et me convaincre de m’en servir.

«Ô ami, toi qui te perds comme moi, sur le chemin

Ô ami, comme toi «Je ne suis ni chrétien, ni juif,

ni guèbre, ni musulman ;  je ne suis ni d’Orient,

ni d’Occident, ni de la terre, ni de la mer»,

je suis de Fès et de nulle part, je suis ton frère

qui marche à tes côtés comme tu marches aux miens,

la main dans la main de mon frère».

(Extrait du chantpoème n°2 • Mon frère, je marche dans tes ruelles)

Maintenant, parlez-nous du processus de réalisation?

Ayant, à cette époque, en cours de réalisation un film avec Jean-Pierre Zirn (grand réalisateur de plus de 100 films de jazz) sur le Fès Jazz in Riad Festival au Maroc des éditions de 2009 et 2010, je lui fis écouter ces enregistrements. Ce fut l’évidence, ces 12 chantpoèmes ne pouvaient en rester-là. Nous tenions-là le synopsis et le fil d’Ariane d’un autre film : un film de poésie se dessina rapidement dont l’actrice principale était la belle, la délicieuse médina de Fès et ces 12 chantpoèmes en seraient ses porte-voix, la voix off du film. Nous sommes donc partis avec toute l’équipe de tournage nous installer et vivre au cœur de la médina de Fès. Nous avons filmé au hasard, sans artifice et sans mise en scène, la vie et la beauté de la médina avec l’autorisation du Centre Cinématographique Marocain. Le choix esthétique était clair, pas de clichés cinématographiques à la mode (travelings rapides, rythmés, ambiances éclairées surfaites, drone-caméra…), pas de mannequins, pas de comédiens non plus, seul capter «brut de décoffrage» la médina telle qu’elle est, dans toute sa diversité médiévale et dans sa position de capitale culturelle et spirituelle du Royaume : vie quotidienne, art, artisanat, tradition, architecture et sacré étaient au menu. Seule limite à ne pas franchir : ne pas tomber dans le cliché documentaire ou publicitaire, ce qui est plus facile. Nous sommes revenus avec des milliers de rushes dans nos bagages qu’il a fallu «dérusher» et harmoniser entre eux.

Comment ce film construit en 12 tableaux, 12 stations en 12 chantpoèmes trouve-t-il son équilibre tout en demeurant un film de poésie ? Le chantpoème est-il le seul choix esthétique pour rendre un hommage poétique à cette ville millénaire ?

La poésie est souvent le parent pauvre de la littérature, elle l’est tout autant dans le cinéma. Il y a une part de poésie dans chaque film réalisé mais quasiment jamais avec une trame exclusivement poétique. Il me fallait préserver mon écriture initiale, préserver ce choix délicat, inspiré, et protéger le ton juste que j’avais trouvé dans l’enregistrement des chantpoèmes. Je suis alors devenu l’artisan qui taille ses pièces de zelliges, le peintre qui, trait après trait, construit ses zouaks, le potier qui fait jaillir d’une pièce d’argile informe une poterie, le stucateur qui fait jaillir du plâtre des dentelles de gebs…

Comme ces artisans de la médina de Fès – que j’ai tant observés mais aussi tant photographiés –, j’ai posé et monté rush après rush, les séquences. Tout ce désordre apparent s’est progressivement harmonisé. Les images sont venues habiller les mots des chantpoèmes, les prolonger, les adoucir sans que ni l’un, ni l’autre prenne le pouvoir sur chacun. Servir le chantpoème par l’image sans laisser le spectateur s’échapper.

Le sortir du zapping et des codes esthétiques auxquels les écrans de télévisions le soumettent au quotidien. Par la sincérité du discours poétique, le tenir éveillé 64 minutes durant. Pour parfaire cet équilibre voix / images, – et comme une évidence –, c’est la musique de l’album «Makan» du oudiste Driss el Maloumi d’Agadir qui s’est imposée, devenant le liant. Car le choix fut de supprimer les enregistrements d’ambiance au profit de la voix seule et de la musique de Driss ; ce musicien-ami avec lequel nous partageons la même sensibilité dans nos approches artistiques depuis de longues années. Il est le oudiste attitré du grand Jordi Savall depuis des décennies. Sa musique contribue à la couleur générale de ce film grâce à cette élégance et finesse mélodique si rare et que seuls les plus grands ont. L’osmose est parfaite et c’est une réussite pour moi !

«Gazelle silencieuse, elle porte l’enfant, à cheval sur sa hanche

A cheval sur ses principes, elle l’élève

et en elle se blottit, la femme fassie

Elle porte les prénoms de la grâce :

Khadîja, Aïcha, Âmina, Fâtima, Râbi’a…

Elle porte la folie d’aimer et du sacrifice,

Elle porte la descendance,

Et comme une ode à la femme, elle porte le monde !»

(Extrait du chantpoème n°3 • Femmes des deux rives)

Quelques extraits de concerts de jazz apparaissent dans le film. Pourquoi ce choix qui pourrait paraître iconoclaste?

Oui, 9 extraits de 45 secondes chacun, de concerts de jazz tournés lors des Fès Jazz in Riad Festival de 2009 et 2010 dans le jardin andalou du Palais Batha dans la médina de Fès, parsèment le film. Tous les extraits et ces musiciens (cf liste dans l’encadré) ont été minutieusement choisis pour leurs qualités humaines avant celles de leur musique. Oui, préalablement, à leur sélection pour le festival, j’ai toujours pris le temps de les rencontrer pour leur expliquer l’importance que revêtait pour moi le fait de se produire dans ce joyau à ciel ouvert qu’est la médina de Fès : son histoire, son sacré, ses traditions… Je les faisais venir la veille ou l’avant-veille pour qu’ils aient le temps de connaître quelque peu la dimension ineffable qu’exhale cette médina. Ils en tombaient tous amoureux. Ce qui les prédisposait à s’impliquer pleinement et permit des moments de communion intenses avec le public. D’ailleurs, le plus improbable des compliments que beaucoup m’ont fait est qu’il y a eu pour eux, à titre personnel, «un avant et un après Fès».

Ces extraits très courts apportent d’une part, des aérations musicales sans chantpoèmes dans le rythme du film et d’autre part, démontrent l’osmose qui s’établit à Fès entre un artiste et le public grâce à la justesse et la sincérité de son discours musical. En ce sens, Faouzi Skali soulignait lors de l’avant-première que «cet improbable était parfaitement réussi dans ce film car Fès possède cette magie qui le provoque et peut tout réunir dans l’harmonie». «Fès ma belle, ma délicieuse» est un film à écouter !

«Ô toi Maâlem, le Maître artisan

Toi qui de ton couteau, de ton ciseau,

Toi, qui de ton marteau, de ton pinceau,

Toi, qui de ton poinçon comme de ton pointeau

Toi qui, de ton silence, dis : «Je suis la main de Dieu»

Je suis la main qui donne la beauté sans imiter le réel,

étincelle de la vérité sans laquelle il n’y a pas d’art».

(Extrait du chant poème n°10 • Maîtres artisans…)

Des projets en cours?

Oui, beaucoup: des conférences-projections, l’édition prochaine d’un livre de ces chantpoèmes par le Maître enlumineur Jean-Luc Leguay qui pour la première fois enluminera des textes d’un auteur vivant… etc.

Mais déjà, dans l’immédiat, j’aimerais que Fès, comme le Maroc, s’approprie pleinement mon film et surtout le livre du même nom, dont il est extrait, qui mériterait d’être réédité pour le plus grand nombre et lui donnerait la place qu’il n’a pas encore !

Hassan II disait : «Les batailles de la vie ne sont pas gagnées par les plus forts, ni par les plus rapides, mais par ceux qui n’abandonnent jamais». Alors inch Allah !

 «Verse-moi du vin dans ta coupe

Laisse-moi y tremper mes lèvres, y sentir l’essence des sens

Oui, verse-moi une larme

et que l’ivresse m’envahisse les papilles

Toi l’échanson fassi, verse l’eau dans le calice de ma main

que mon visage et mon cœur se rafraîchissent

Éteins le feu de l’Enfer, arrose les fleurs du Paradis

et enchante le monde».

(Extrait du chantpoème n°6 • L’eau, l’or de la vie)

 

Faouzi Skali salue ce film

«Au fil de ce parcours poétique à travers la médina de Fès, Jean-Claude Cintas, par sa poésie, dans ce film tellement réussi, arrive à révéler cette âme de Fès, cet Esprit de Fès qui en devient vivant. On est au-delà du parcours classique, habituel, mais dans un parcours poétique où les mots deviennent mûrs, deviennent hauts, deviennent fontaine et où se cache une espèce de lien de complicité, qui se crée entre le chant poète et Fès, et qui fonctionne. Cette source d’inspiration me fait penser à ce que disaient les taoïstes et que l’on retrouve chez les soufis «le visible est là pour révéler l’invisible». Dans ce film, à travers ce parcours, la parole poétique révèle ce qui est de l’ordre du mystère, de l’indicible à Fès. Ici, cela fonctionne et donne une dimension magique aux choses. Zhuangzi (disciple de Lao Tseu) disait : «Je dormais, je rêvais que j’étais un papillon puis je me suis réveillé. Je ne savais plus si c’est moi qui ai rêvé que j’étais papillon, ou si c’est un papillon qui a rêvé qu’il était moi. » Cette parabole peut s’appliquer à ce film. Le poète rêve ici de Fès, il donne son incantation de Fès et à un moment, il y a un dialogue qui se fait dans la profondeur et on se demande qui rêve de l’autre. Est-ce que c’est Fès qui rêve ou le poète qui nous transmet un rêve dans lequel il est acteur ou est-ce l’inverse ? D’ailleurs, il l’écrit à un moment donné : «Ce n’est pas moi qui parle, c’est Fès qui m’habite». Il se passe quelque chose qui se fait au niveau de la communication des âmes. Ça, il n’y a que cette approche poétique qui puisse permettre de le réaliser. C’est une approche qui n’est pas gagnée d’avance mais que ce film réussit très bien».

Faouzi Skali : Ecrivain, Docteur en anthropologie, ethnologie et sciences des religions, Fondateur du Festival de Fès de Culture Soufie et du Festival de Fès des Musiques Sacrées du Monde.

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