«Pourquoi ça n’a pas marché ?»

Il y a cinq ans, le printemps arabe

Un anniversaire qui n’est pas passé inaperçu : le printemps arabe. Mais il faut préciser d’emblée que l’essentiel des célébrations a été mené chez ceux-là même qui avait mis en circulation ce concept devenu gadget médiatique. Le printemps arabe a été remis au devant de la scène en Europe, en France principalement.

Depuis le mois de décembre (on aime dater le départ de ce printemps précoce à partir du 17 décembre 2010, journée de l’immolation par le feu de Bouazizi dans la ville tunisienne de Sidi Bouzid), des articles de presse écrites, dossiers dans les magazines et revues spécialisées et surtout, à la télévision, émissions spéciales, soirées thématiques pour alimenter des débats et des controverses que ARTE, la chaîne franco-allemande a résumés autour d’une interrogation aussi bien directe qu’éloquente : «le printemps arabe : pourquoi ça n’a pas marché ?». Une interrogation qui s’est révélée rapidement comme une question rhétorique, car au bout du compte, la réponse, à l’instar de la vérité de la célèbre série X-Files, est ailleurs.

Des questionnements qui reflètent un malaise intellectuel et politique certain d’autant plus avéré et tangible que ses dommages collatéraux ont fini par toucher le cœur de l’Europe via les flots inédits de réfugiés et l’émergence d’une nouvelle forme de djihadisme portée par les enfants de l’Europe même et nourrie des désillusions nées de l’impasse que traversent et vivent les pays déçus du printemps arabe. Un malaise intellectuel né aussi de la prépondérance de certaines lectures culturalistes des événements de 2011 et qui n’échappent pas au prisme de l’orientalisme tel qu’il a été décortiqué par l’intellectuel palestinien Edward Saïd. «L’orient est une fabrication de l’occident» notait-il. On peut le paraphraser aujourd’hui en disant que ce que l’on a appelé «le printemps arabe» est une construction médiatique occidentale nourri d’un certain exotisme. Le regard de l’Europe à l’égard des événements et des symboles qui y ont été vus demeure marqué par les présupposés essentialistes de l’orientalisme.

Cela s’est traduit par des analyses et des comportements qui ont montré rapidement leurs limites. La focalisation sur la Tunisie ; sur la place Tahrir en Egypte…sont l’illustration de cette quête d’exotisme. Mais l’écueil majeur qui a mis à nu l’artificialité de ces analyses consistait dans la lecture qui ramenait la raison d’être de ces événements à la seule dimension politique. Le cahier des doléances de ces peuples qui ont brisé le mur du silence a été réduit à la seule revendication démocratique traduite dans des termes européocentristes et focalisés sur le slogan mobilisateur amplifié par les médias, « dégage !». C’était un schéma réducteur qui passait à côté de l’essence des ces mouvements. Il faut reconnaître qu’une partie des élites des pays concernées, tunisiennes notamment, a également versé dans ce sens. La réalité a très vite montré l’échec de cette approche, celle de tout ramener à la transition démocratique. Echec au niveau de la forme (Syrie, Libye, Yémen), échec au niveau du contenu (Tunisie, Egypte). Les événements, en partie sanglants qui ont embrasé la Tunisie ces dernières semaines, coïncidant avec l’anniversaire des soulèvements de 2011, sonnent comme un rappel à l’ordre et remettent le curseur de l’analyse au niveau de départ, soulignant une évidence escamotée jadis par des lectures séduisantes mais grosso modo erronée : hier (2010-2011) comme aujourd’hui, les soulèvements du printemps arabe sont de nature sociale et économique et accessoirement politique. C’est ce qui fait leur essence, et résume leur équation principale ; si on la rate, on passe à côté de l’essentiel. Une pancarte emblématique des émeutes récentes de la wilaya de Kesserine en Tunisie : «du travail ou la révolution» est suffisamment explicite sur la permanence du paradigme social. Notre hypothèse/conviction est qu’une grille de lecture d’inspiration marxiste reste une entrée pertinente et opportune.

Le soulèvement tunisien ne se réduit pas à la seule séquence de 2010-2011. Il puise ses racines dans un long processus de lutte alternant grève générale, émeutes populaires (émeutes du pain dans les années 1980) voire des tentatives de soulèvement armé dans le sud appauvri (les régions minières de Gafsa). Bref, toute une mémoire de lutte que les collectionneurs de gadgets médiatiques ont éludé. Des luttes qui ont permis au soulèvement de 2011 de disposer de cadres expérimentés et aguerris et qui ont permis la réalisation d’une transition politique pacifique. Une transition dont le programme reste amputé tant il n’y a pas de réponse adéquate à la question sociale. A la question du modèle de développement qui ouvrira enfin sur un véritable printemps.

Mohammed Bakrim

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