Réflexions sur quel Maroc de l’après covid-19?

Par Ismail Alaoui

Pendant des mois, notre pays a vécu, à cause de la pandémie du covid-19 et à l’instar de toutes les nations dans le monde, un confinement de près de trois mois qui a induit un arrêt quasi-total de la vie économique. Notre PIB (produit intérieur brut) a dangereusement  diminué du fait qu’une grande partie de notre appareil de production n’a plus été activée, que les revenus du tourisme international se sont taris ainsi que les transferts des «Marocains du monde». Quant aux IDE (investissements directs étrangers), ils se sont recroquevillés, pour le moins.

A côté de cette réalité aux implications sociales très importantes, ce confinement a révélé, néanmoins, certains côtés positifs, au sein de notre société, que l’on peut résumer en deux mots : dévouement et solidarité.

Il n’en reste pas moins que la situation de confinement a mis à nu des dysfonctionnements et des  carences évidents, non seulement sur le plan strictement économique, mais, et surtout, sur le plan social, accentuant les disparités qui ont toujours existé, hélas.

Cette situation générale, même si, sur le plan formel du calendrier épidémiologique, semble approcher de sa fin, nous met devant nos responsabilités. En effet, pouvons-nous, en tant que communauté nationale, agir, après cette période de confinement et de lutte contre l’épidémie, comme si rien ne s’est passé de fondamental ? Devrons-nous nous contenter de solutions de replâtrage d’une situation et d’une réalité qui ont montré leurs limites ? Ce genre de solutions serait pire que le mal, car ce serait «mettre une cautère sur une jambe de bois», et sans passer pour Cassandre, cela n’aboutira qu’à une catastrophe.

Nous devons donc appréhender au fond les problèmes constatés lors de cette période de lutte contre la pandémie et nous engager dans ce que beaucoup appellent de leurs vœux : entrer dans une ère de changement encore plus profond que celui déjà entamé, il y a plus de 20 ans et qui a connu une impulsion supplémentaire en 2011.

La réflexion que nous proposons de présenter par ce texte, n’a pas l’ambition d’être exhaustive puisqu’elle va se limiter à quelques aspects du seul volet économico- social.

La pandémie a révélé, nous le répétons, une réalité sociale grave. Cela a été confirmé, solennellement et courageusement, par la déclaration du ministre de l’économie et des finances devant le Parlement, lors de l’annonce de la création du «Fonds de solidarité et d’aide» dans le cadre de la lutte contre la pandémie. Ce Fonds, a précisé monsieur le ministre, aura, entre autres, à venir en aide à environ 4,3 millions de foyers soit, plus ou moins, 20 millions de personnes sur l’ensemble des habitants du pays, estimé à 35-36 millions.

Cette réalité, couplée au quasi gel de l’appareil de production, interpelle toutes les forces vives du pays.

Certains, à titre individuel ou à titre collectif, ont présenté quelques pistes de réflexion et même de solution.

Ainsi la Confédération générale des entreprises au Maroc (CGEM) a avancé  un « plan de relance de l’appareil de production ».

Venant du syndicat des chefs d’entreprises nationales, il est tout à fait logique que ces derniers pensent à ce qui représente leur outil d’intervention  dans la vie de la nation, c’est-à-dire  les entreprises qu’ils possèdent ou qu’ils dirigent.

Leurs propositions, si elles répondent à une exigence nationale: la reprise des activités industrielles ou de services, obligent, néanmoins, à certaines observations.

Parmi ces propositions, il en est qui peuvent paraitre tout à fait adaptées à «l’intérêt général», en ce moment précis, comme celle qui consiste à appeler de ses vœux à un « Etat plus interventionniste ». Mais dans quel sens ? Serait-ce seulement «pour sauver l’offre et stimuler la demande» et «pour transformer l’économie nationale» comme il est dit dans le document de la CGEM?

A côté de ces revendications positives, même si elles restent ambigües (ce qui  est, somme toute, normal car chacun voit midi à sa porte), il en est de négatives ou au moins en contradiction entre elles comme celle qui consiste à refuser l’augmentation du SMIG de 5% en juillet prochain, prévue depuis deux ans alors qu’en même temps le document appelle au développement de la demande, et donc de la consommation.

Mais ce qui est plus décevant, même si cela ne relève absolument pas de la CGEM, c’est que dans le processus de relance de l’appareil productif, il existe deux partenaires : le patronat d’un autre côté, et les travailleurs salariés de l’autre. Or,si le patronat,par le biais de la CGEM, a présenté sa vision des choses, les travailleurs ou plutôt leurs représentants, les syndicats en l’occurrence, sont restés, à une exception près, atones et aphones. Serait-ce une manière (inadéquate de mon point de vue) de protester contre leur exclusion, indue au même titre que les partis, les élus des collectivités territoriales et d’autres protagonistes sociaux, du CMS (Comité de veille stratégique) auquel la CGEM participe !?

Quoiqu’il en soit, il est temps que l’ensemble des forces vives de la nation interviennent, sans exclusive, dans le débat sur l’après covid-19.

Ceci nous ramène au fond du problème : comment faire pour « transformer » l’économie selon la formulation, heureuse, de la CGEM?

Comment faire en sorte que les membres des 4,3 millions de familles qui sont, ou continueront d’être, à terme, aidés par le Fonds de solidarité, puissent, un jour, passer du statut de personnes assistées à celui de personnes créatrices de richesse?

Cette question trouve sa raison d’être dans le fait que :

Primo. Le Fonds de solidarité n’a pas, à première vue, une pérennité assurée.

Secundo. Le choix actuel pour ce Fonds est d’octroyer des prébendes pour ne pas dire des aumônes, ce qui est , de fait, même si cela est involontaire, une atteinte à la dignité de celui qui les reçoit. En outre, cette action, pour honnête qu’elle soit, doit nous rappeler l’adage populaire qui dit

(ولف عادة و ترك عادة عليها تتعادا).     

C’est donc une bombe sociale différée et nous savons tous que nous avons, plus que jamais, besoin de stabilité pour assurer notre présent et surtout notre avenir commun, sans passer par les cases «knout» et «prison».

Tertio. La «transformation de l’économie nationale» à laquelle appelle de ses vœux la CGEM , ne peut s’arrêter à la simple relance d’un statu quo ante économique qui a montré son épuisement. Il faut aller plus loin.

Il serait souhaitable donc, pour renforcer nos capacités économiques, d’opter pour une formule que tous les Etats qui se trouvaient confrontés à des crises économiques profondes ont choisie : celles des grands travaux, à même, tout à la fois, de développer la machine économique et de dépasser des problèmes sociaux. Sans remonter aux Ateliers Nationaux de la France de 1848, on peut rappeler le New Deal des Etats Unis sous Roosevelt (1929-30) ou les grands travaux de l’Allemagne (1930) et ceux de la période des années 50 du siècle dernier en URSS ou ceux du «Grand Bond» de la Chine des années 60 et 70 du XXème siècle.

Cette politique de grands travaux aura une utilité double, économique et sociale.

Pour que notre pari soit gagné, il faut plusieurs préalables :

1) Que le Fonds d’aide continue, pour un temps, d’être ouvert aux dons et autres participations de personnes nationales, physiques ou morales ; qu’il puisse être alimenté par des virements directs de l’Etat ou par des aides provenant soit d’instances internationales, publiques ou privées, soit dans le cadre d’un système « prêt-bail ». Les dettes contractées vis-à-vis de l’étranger seront remboursées grâce à l’enrichissement attendu du fait de la réalisation des travaux.

2) Que les personnes mobilisées, en contrepartie de salaires,  soient astreintes pour celles qui sont encore analphabètes, à suivre des cours d’alphabétisation fonctionnelle, ouverts sur un enseignement tout au long de la vie. Pour celles qui ont pu avoir des bases de la connaissance, elles seront appelées à suivre des cours de formation professionnelle, ouverts, eux aussi, sur un apprentissage tout au long de la vie, dans les domaines qu’elles choisiront.

Le ministère de l’Education nationale… et de la formation professionnelle ainsi que l’OFPPT et l’Agence Nationale de lutte contre l’analphabétisme, avec les associations de la société civile, ont une expérience et des capacités humaines disponibles, susceptibles de rendre possibles ces actions de promotion de la personne humaine et de combat contre l’ignorance.

3) Le choix de cette politique de grands travaux ou de grands chantiers de développement, exige la formulation d’un programme précis et hiérarchisé.

En effet, ce programme concernera les secteurs suivants :

  • Dans le domaine agricole :

L’extension des plantations d’arbres fruitiers adaptés  aux différentes zones climatiques du pays et aux besoins de notre économie (oliviers, figuiers, rosacés, caroubiers, grenadiers noyers, figuiers de barbarie, etc.)

L’expérience est déjà engagée par le ministère de l’agriculture. Il faudrait lui donner une plus grande impulsion en la dirigeant encore plus vers les petites et moyennes exploitations. A ce titre, il convient de rappeler qu’il existe dans les tiroirs du ministère un projet ancien intitulé «Programme TT» (pour Taounate et Taroudant)  qui concerne la plantation des versants montagneux qui s’étendent entre Taounate au Nord et Taroudant dans le Souss. Ce projet devra être actualisé et mis en œuvre avec l’aide des paysans concernés et le soutien prévu par les textes réglementaires,déjà existants.

A côté de ces plantations fruitières, il sera possible d’impulser un effort encore plus vigoureux à la reforestation et à la lutte contre l’érosion et la désertification, avec la mobilisation des populations concernées.

  • Un autre secteur pourra être développé qui concerne l’ensemble du territoire. C’est celui des réseaux de communication terrestre, à partir des pistes rurales jusqu’aux autoroutes , en passant par les routes provinciales, régionales et nationales, sans oublier le réseau de chemins de fer. Pour ce dernier point, on pourra reprendre l’exemple de l’expérience réalisée à la fin du 19 ème siècle qui a permis la réalisation du réseau ferroviaire français grâce à la création de « Sociétés par souscription nationale » ouvertes  à tous ceux que ce genre d’investissement interessera.Pour ce qui nous concerne, ce sera là une manière d’impliquer les petits et moyens épargnants et intégrer encore plus les citoyens dans une économie moderne, tout en promouvant une économie sociale et solidaire.

D’autres secteurs seraient concernés par la politique des grands travaux que nous préconisons. Il y a,entre d’autres, le secteur des énergies renouvelables, celui des ports de pêche et du cabotage, celui des aménagements urbains, qu’ils concernent les grandes villes ou les petits centres, particulièrement ces « centres émergents » qui commencent à pulluler du fait que nombre de ruraux ne trouvent plus d’emplois dans l’agriculture , faute de terres disponibles. Et la liste des secteurs des domaines d’intervention n’est pas close.

La mobilisation de cette masse de main d’œuvre,non employée ou sous employée,mise en évidence par le nombre de foyers cité par le ministre de l’économie,permettra de répondre au nécessaire rattrapage du retard imposé au pays depuis le début des années 80 du siècle passé, par le PAS (Programme d’ajustement structurel) dans les domaines de la carte sanitaire et de la carte scolaire et universitaire, particulièrement . Certes, il ne faut pas nier l’effort déployé depuis cette date (début des années 1980) et malgré le PAS; mais le déficit par rapport aux besoins nationaux dans ces deux domaines «sociaux» que sont l’Education nationale et la Santé, est resté évident.  Nous en avons fait le constat, amer, à l’occasion de la crise de l’épidémie actuelle. La mobilisation d’une main d’œuvre nombreuse,dans le cadre des grands travaux préconisés,nous permettra d’y remédier.

Certes, le problème qui se pose à nous,au niveau de ces deux secteurs nationaux,n’est pas seulement celui du déficit en infrastructures éducatives et sanitaires, mais ce déficit en fait partie.

En effet  se posent à nous, indubitablement, des problèmes de programmes, de contenus, de formation de formateurs, de nature des choix en rapport avec tous les aspects de l’éducation (formation classique, théorique, pratique, professionnelle), le tout en fonction des différentes  options des élèves et des étudiants eux-mêmes et en rapport avec les besoins du pays et de la société. Mais ceci est un autre problème meme s’il n’en reste pas moins qu’il existe une interface manifeste entre l’Education nationale et la Santé publique par le biais de la formation des différents niveaux de cadres sanitaires (enseignants, médecins, pharmaciens et toutes les catégories des auxiliaires de santé).

En guise de conclusion.

Il est certain qu’un programme de grands travaux exige l’établissement d’un Plan national spécifique et global. Ce programme, s il est mis en œuvre et réalisé dans sa totalité, aura des effets incommensurables , tant sur le moral que sur la vie concrète de l’ensemble de la Nation. Il permettra, à coup sûr, une augmentation de la richesse nationale à terme et élèvera les taux de notre PIB à des niveaux jamais atteints auparavant. Il facilitera, de manière concomitante, par l’élimination de l’analphabétisme et d e l’ignorance, l’éclosion de milliers sinon de millions de « Najat Belkacem » et aidera à l’élimination du secteur informel et donc à une plus grande intégration de notre économie dans la modernité.

Si la mobilisation de millions de personnes peut effrayer certains, il faudrait leur rappeler que ni l’expérience de la Route de l’Unité en 1958, ni celle de la Marche Verte en 1975, n’ont eu d’effet néfaste sur notre vie nationale, bien au contraire. Ces deux expériences ont montré en même temps la capacité d’organisation que possèdent les structures de notre Etat. Par contre, si l’on ne tient pas compte de la réalité sociale qu’a dévoilée Covid 19, il faudra s’attendre, à Dieu ne plaise, à des lendemains qui déchantent.

Nous pensons, en toute sincérité, que le pays doit tirer les leçons de ses expériences passées et actuelles. Elles ont démontré ses capacités de résilience . La situation sociale et les défis qu’il affronte, aujourd’hui, exigent de lancer un tel plan mobilisateur de grands travaux. Son avenir et sa stabilité en dépendent.

Ismaïl Alaoui

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