Sembene Ousmane ou la construction d’un regard

Le continent africain est le dernier arrivé sur la carte du cinéma mondial. Cependant, notre continent n’en est pas moins l’un des plus filmés. Les images de l’Afrique ont longtemps constitué l’une des attractions majeures du cinématographe.

Les explorateurs lancés à la conquête de terres «vierges» étaient doublés de reporters. On assiste alors dès la projection des frères Lumière à un commerce florissant, celui des images africaines, généralement destinées aux fêtes foraines, là où était cantonné le cinéma des premiers temps; un divertissement destiné à la plèbe. Méliès signait, entre autres, et dès 1905, Le marché de Dakar. Un historien du cinéma note qu’il s’agit « d’un cinéma de pacotille, où primitifs et cannibales sont jetés en pâture à la curiosité et à l’effroi des publics occidentaux». L’Afrique et le cinéma, c’est donc une vieille histoire, un contact né dans un rapport de forces qui marquera pour longtemps ce que sera plus tard le cinéma africain. Né sous la forme du spectacle exotique, forgé à partir d’un regard excentré, les images de l’Afrique n’échappaient pas à un certain ordre établi dans l’ensemble du domaine de la production symbolique.

L’Afrique du cinéma est d’abord une construction européenne, un fait historique né du regard de l’autre.

Ce regard constitué donnera lieu, une fois les Africains ayant pris en main leur destin, à un projet de remise en question, dans une vaste et ambitieuse entreprise de réappropriation de l’espace africain par le regard africain. Il s’agit d’ouvrir une autre voie comme le soulignait Ousmane Sembene.

Le cinéma africain se trouve ainsi défini non par un ancrage géopolitique mais par une ambition culturelle et un projet esthétique. Khouribga conforte sa légitimité en s’inscrivant dans cette ambition.

Le Grand prix Ousmane Sembene

Disparu en juin 2007, Ousmane Sembene fut un ami de longue date du festival de Khouribga. Aujourd’hui, il donne son nom au Grand prix du festival. Une forme de reconnaissance, un hommage et un cap pour les cinéastes de notre continent, car Ousmane Sembene ne fut pas seulement un cinéaste hors pair mais une école, un symbole.

Sembene Ousmane fut un cinéaste autodidacte. Il avait ouvert la voie à l’expression de tout un continent cantonné pendant longtemps dans la seule consommation des images des autres ou d’images de lui-même montées et produites par l’autre.

Le parcours de Sembene Ousmane reproduit le chemin sinueux d’une quête : la quête d’émancipation et de réalisation de soi. Arrivé en Europe comme ouvrier immigré, il s’est mis à vivre la vie comme une expérience totale. Il découvrit alors que la réalité ne peut être transcendée que par sa représentation, notamment par l’écriture, l’écriture de la fiction notamment. Le chemin vers le cinéma était indiqué à travers la fascination pour des films issus de réalités différentes de la sienne mais traversées des mêmes souffrances, des mêmes rapports de forces : le néoréalisme, le cinéma soviétique…la rencontre du cinéma fut le prolongement d’un engagement. Militant syndicaliste et politique de la première heure, Sembene Ousmane, trouva et réalisa dans le cinéma le prolongement de la politique par d’autres moyens, ceux de l’imaginaire. Il forgea dans ce sens un concept, celui du cinéma école du soir.

La fonction didactique est restée une composante majeure de son cinéma. Il entama sa longue et riche carrière par un court métrage célèbre, Borom Sarret (1963), Prix de la première œuvre à Tours. Il donna naissance au cinéma d’Afrique noire. Jusqu’ici les premiers films «africains» parlaient de l’Afrique sur Seine. Il n’était pas évident de tourner sur le continent. Ce court métrage dessinait en filigrane tout le programme narratif de ce qui allait constituer le cinéma noir africain, notamment par la mise en scène du rapport à l’espace. Le film raconte la journée d’un charretier avec ses déboires, victime d’un escroc…En fait, c’est la mise en image d’un sujet clivé, confronté à un espace dichotomique : l’espace adjuvant et l’espace opposant. La traversée de l’espace est le signe d’une quête.

Le premier long métrage de Sembene, La Noire de… (1966) s’organise autour de cette dichotomie en la reprenant à l’échelle du pays : l’opposition fondatrice entre l’espace africain et l’espace européen. Dualité qui se révèle comme déchirure…Le Mandat deuxième long métrage en 1968, reprend la figure du sujet confronté à un espace hostile : l’arrivée du mandat ouvre devant le personnage principal un parcours d’obstacle. Sembene le décrit dans ses contradictions : maître chez lui, il est confronté à l’échec face à la nouvelle logique qui s’installe dans le pays…

Ces films instaurent Sembene Ousmane comme un grand cinéaste africain, le pionnier…Il confirmera cette position avec constance et souci de témoigner. Moolade, 2004, Prix du jury à Marrakech, son dernier long métrage est une somme esthétique et thématique. Il a aujourd’hui valeur de testament.

Mohammed Bakrim

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