Un amour à Casablanca de Abdelkader Lagtaâ (1991)

Il était une fois le cinéma

Il est entré dans l’histoire comme le premier film qui a ouvert la voie du box-office au film marocain. Un amour à Casablanca inaugure en effet ce qui fut reconnu comme la décennie de scella la rencontre du cinéma marocain avec son public.

Aujourd’hui peut-on s’interroger sur les raisons du succès phénoménal puisque inédit à l’époque de Un amour à Casablanca ? On peut avancer l’hypothèse qu’’il s’agit d’un film ancré dans sa marocanité à travers le parler des personnages, leur profil socio-psychologique, les images « osées» ou suggérées par la mise en scène, la fraîcheur des comédiens principaux. C’est l’un des premiers films qui a abordé avec le tournant des années 90, les mutations profondes qui touchent la société marocaine, cette fois à un niveau microcosmique ; celui des jeunes, des relations entre générations.  Les protagonistes de Un amour à Casablanca sont abordés comme des sujets, des individualités exprimant des désirs se traduisant par des comportements et des choix de vie. La nouveauté est essentielle, le sujet n’est plus abordé comme une entité inscrite dans un schéma social (le rural débarquant en ville comme figure emblématique de tout un cinéma) qui se réduit finalement à une abstraction puisque elle est l’incarnation d’un concept. Le système des personnages de Un amour à Casablanca est plus complexe; le social n’écrase pas le psychologique. Une configuration dramatique qui évolue au sein d’une sociologie urbaine donnée non pas comme postulat de départ ; symboliquement ne s’ouvre pas sur un plan général de la ville comme le veut une certaine tradition mais par des plans d’un couple qui s’amuse sur une plage affichant leur plaisir, leur joie de vivre avec des corps en tenue estivale ; la dimension socio-urbaine va être dévoilée au fur et à mesure de l’évolution des personnages et je dirai plutôt avec leur déplacement : les personnages de Lagtaâ ont la bougeotte (ils sont jeunes) ; on se déplace beaucoup ; on communique beaucoup : omniprésence du téléphone (fixe) de la mobylette,  de voitures, de taxis…on sillonne différents quartiers de la ville avec une prédilection pour le quartier Habbous : un lieu fortement emblématique de la mutation en cours; Lagtaâ y reviendra pour des séquences de son film Les casablancais. C’est le quartier de l’entre-deux : la médina et la ville; la tradition et la modernité; «dar» -la grande maison familiale- et l’appartement. Ce n’est pas un hasard si c’est une femme, Salwa qui fait le lien entre les eux univers. Son tiraillement, sa dichotomie est déjà inscrite dans le double espace qu’elle arpente souvent à pied (on voit beaucoup ses pieds, ses chaussures). Ce décor est construit au fur et à mesure de l’évolution du drame ; nous ne sommes ni dans la logique de la monstration statique  ni dans l’imagerie touristique «  carte postale », l’image signée Abdelkrim Derkaoui est sobre. Le rapport à l’espace participe de la construction du personnage et du récit ; il dit le rapport que les personnages entretiennent avec leur environnement, sous le signe de la transgression; celle-ci avant d’être explicitée dans différentes séquences est illustrée par une scène révélatrice (le mot révélateur est une entrée fondatrice du récit : un des lieux emblématique du film est la chambre noire où se révèlent chimiquement les photos prises par Najib). On est dans une voiture avec les deux amants, Salwa et Jalil; le son in, on les entend sans les voir, le plan est filmé en  caméra subjective ; la voiture arrive à une bifurcation ; le panneau de signalisation (bleu) indique qu’il faut prendre à droite ; la voiture avance puis prend la voie de gauche à contre sens de la circulation. Tout le programme de Un amour à Casablanca est dans ce plan.

En mai 1992, Lagtaâ m’avait déclaré : «Au premier degré donc mon film se présente comme une histoire d’amour et qui adopte un schéma plus ou moins galvaudé… Mais c’est un schéma que j’ai essayé de déconstruire parce que le cinéma que j’aime faire c’est un cinéma critique, qui porte un regard critique sur le fonctionnement de la société, sur les relations qu’il y a entre les gens et sur les mutations qui travaillent la société, actuellement, J’estime que le cinéma marocain a besoin d’être crédible, il a besoin en ce moment d’acquérir l’adhésion du public. L’impression que j’ai eue en regardant les films marocains, c’est qu’ils nous proposaient souvent des personnages asexués et apolitiques, comme s’ils vivaient en dehors du temps et de l’espace. En mettant l’accent sur le désir j’ai voulu déconstruire se schéma en partant d’une chose qui a été souvent occultée. Et c’est peut-être ce qui a choque les gens qui, en prenant le titre à la lettre, s’attendaient à une histoire à l’eau de rose. Le sentiment amoureux existe dans le film mais il y a aussi le désir qui circule entre les personnages et qui les fait travailler».

Mohammed Bakrim

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