Le Beau comme justification de l’existence humaine

Entretien avec Lynda Chouiten

Par Noureddine Mhakkak

Lynda Chouiten est maître de conférences au département d’anglais de l’université de Boumerdes (Algérie). Elle est titulaire d’un Doctorat en littérature décerné par l’Université Nationale d’Irlande à Galway et d’une habilitation à diriger les recherches, obtenue à l’université d’Alger.

Publiée essentiellement en Algérie, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, elle est l’auteur de deux romans, de plusieurs articles portant sur la critique littéraire et de deux livres à caractère académique: une étude de l’œuvre d’Isabelle Eberhardt intitulée IsabelleEberhardt and North Africa: A Carnivalesque Mirage (Lanham, MD : Lexington Books, 2015) et un ouvrage collectif sur l’autorité : Commanding Words : Essays on the Discursive Constructions, Manifestations, and Subversions of Authority (Newcastle-Upon-Tyne: Cambridge Scholars Publishing, 2016). Son premier roman, Le Roman des Pôv’Cheveux, est paru aux éditions El Kalima (Alger) en octobre 2017 ; il a été sélectionné pour les Prix Mohammed Dib et L’Escale d’Alger. En décembre 2019, elle reçoit le Grand Prix Assia Djebar pour son deuxième roman Une Valse, paru deux mois plus tôt aux éditions Casbah.

Voici une interview avec elle. Bonne lecture.

Que représentent l’Art et les lettres pour vous ?

Pour moi, l’Art, pris au sens large, est la faculté de percevoir le Beau et d’en créer, même là où il n’y en a pas en apparence. Tout le monde peut voir la beauté d’un sourire ou d’une fleur ; mais l’artiste la voit aussi dans des sourcils froncés, une main ridée, une jarre cassée, un marécage… Partout où la sensibilité ordinaire ne voit que de la banalité et peut-être même de la laideur. En cela, l’Art a un pouvoir magique : celui de faire aimer la vie même quand elle ne nous offre pas son meilleur visage. Car comment aimer ce dont la beauté nous échappe ? Cette idée est d’ailleurs au centre de mon deuxième roman, Une Valse, où une femme souffrant de troubles mentaux surmonte ses souffrances en se liant d’amitié avec des artistes réels et imaginaires. Contempler une toile ou écouter un morceau de musique nous rappelle que la vie vaut la peine d’être vécue. Tel est, à mon sens, l’utilité ultime de l’Art, même s’il est évident qu’il peut remplir d’autres fonctions (cathartique, politique, didactique, et bien d’autres).

La littérature me semble être la plus intellectuelle des formes artistiques parce qu’elle ne peut se passer de la médiation des mots, qui sont nécessaires à toute réflexion élaborée et qui sont pourtant problématiques en ce qu’ils sont souvent connotatifs, ambigus ou polysémiques. Bien sûr, tous les arts peuvent nous emmener à réfléchir, tout en nous émouvant ; mais, à tort ou à raison, je pense que la littérature nous pousse plus à nous interroger sur nos sociétés et sur la condition humaine, de façon plus globale. Ce processus de réflexion est généré – ou en tout cas, doit l’être selon moi – de façon plus ou moins subtile, loin de tout moralisme assommant, et surtout sans sacrifier le principe de Beauté qui est, comme je viens de le dire, essentiel à l’Art.  Les poèmes et les œuvres de fiction ne sont ni des sermons ni des pamphlets.

Que représente l’écriture pour vous?

J’écris depuis toute petite ; le plaisir de l’écriture a rapidement succédé à celui de la lecture. Contrairement à beaucoup de mes confrères, je n’ai pas commencé à écrire dans un but cathartique – en tout cas, pas de façon directe. Ce que je veux dire, c’est que je ne me suis pas mise à écrire pour coucher mes émotions sur papier. J’écrivais surtout des contes et des  petits poèmes de circonstance – destinés à des amies qui fêtaient leur anniversaire, par exemple. Cela me permettait de me délecter de la beauté des mots et de créer des histoires différentes du quotidien monotone et fait d’obligations qui ne me convenaient pas. Au début donc, l’écriture était, tout comme la lecture, un moyen de me créer mon propre monde, plus enchanteur que le réel. Ce n’est que des années plus tard que la nécessité d’établir un rapport entre ce réel et le monde qu’on crée a commencé à prendre de l’importance pour moi.  

Pour résumer, donc, l’écriture est à mon sens un exercice qui consiste à trouver un juste équilibre entre l’imagination, le réel et le travail de la langue. On retrouve d’ailleurs ce triptyque dans mes romans, qui donnent la part belle à l’imagination tout en traitant de sujets concrets d’ordre sociétal et politique. Pour que cela soit possible, l’écriture doit être affaire de tête autant que de sensibilité. Cela est vrai même pour la poésie, souvent plus personnelle, plus intimiste. Je ne partage pas l’idée, très répandue, selon laquelle l’écriture est un «cri»; c’est un processus plus complexe, plus sophistiqué.

Parlez-nous des villes que vous avez visitées et qui ont laissé une remarquable trace dans votre parcours artistique:

J’ai visité beaucoup de belles villes et elles m’ont toutes marquée ou fascinée d’une manière ou d’une autre. La dernière partie de mon premier roman, Le Roman des Pôv’Cheveux, se déroule à Paris, mais la ville n’y est pas vraiment décrite ; ce que nous y retrouvons, c’est surtout une certaine idée de Paris : celle de l’élégance mais aussi des disparités sociales et aussi, parfois, du mépris racial. Mon deuxième roman, lui, se déroule en partie dans la capitale autrichienne, Vienne. Cette ville, dont la splendeur m’a subjuguée, représente dans l’imaginaire de Chahira, l’héroïne qui se prépare à s’y rendre, le raffinement et la grâce qui manquent à son environnement. Cela dit, ce qui m’intéresse surtout, c’est l’humain – le vécu et le ressenti des gens. Peut-être écrirai-je un jour une nouvelle sur cette domestique philippine que j’ai rencontrée à Beyrouth et qui s’est plainte d’être maltraitée. On encore sur cette quinquagénaire noire américaine avec qui j’ai conversé sur le ferry menant au Vieux Alger, à la Nouvelle-Orléans. Il se dégageait d’elle une douce naïveté, et elle se désolait de ce que ses enfants se plaignaient de leur vie difficile, eux qui ne comprenaient pas la chance de ne pas être nés en Iraq  ou en Afghanistan ! Oui, il y a tellement d’histoires qui me restent à écrire…

Que représente la beauté pour vous?

Comme je l’explique dans ma réponse à la première question, la beauté représente pour moi la justification même de l’existence. Il y a tellement de difficultés, d’horreurs et de souffrances que la beauté, qu’on la voie ou qu’on la crée, est indispensable pour continuer à vivre et à prendre goût à la vie malgré tout.

Parlez-nous des livres que vous avez lus et qui ont marqué vos pensées

De par mon environnement plurilingue et mon parcours éducatif, j’ai eu à découvrir des littératures de divers horizons et s’exprimant dans diverses langues. J’ai beaucoup lu en arabe, en français, en anglais, des romans russes (traduits, bien sûr)… Indépendamment du contenu de ces livres, se familiariser avec autant de cultures et de langues nous apprend très tôt l’ouverture d’esprit et le respect de la différence, en nous faisant comprendre qu’il n’y a pas une seule façon d’organiser une société – ou de mener une vie, tout simplement. En brossant le portrait d’héroïnes déterminées et peu conventionnelles, les écrivaines anglo-saxonnes m’ont confortée dans mon refus de me reconnaître dans les rôles auxquels on prédestine traditionnellement les femmes. Je pense, par exemple, au célèbre roman de Louisa May Alcott, Les Quatre filles du Docteur March, que j’ai lu dans mon enfance. Mais l’auteur qui m’a sans doute le plus marquée – et que j’ai lu, bien sûr, bien plus tard – est le philosophe Friedrich Nietzsche, qui ébranle toutes nos certitudes. Son analyse des sentiments moraux, qu’il développe dans La Généalogie de la Morale, m’a fascinée – et je me félicitais, à tort ou à raison, d’avoir une « morale de seigneurs» (rires). Mais surtout, et comme le montrent mes réponses précédentes, j’adhère à la justification esthétique que ce philosophe donne de la vie et qu’il développe, entre autres, dans Naissance de la tragédie,bien que ce livre – son premier – soit parfois considéré comme peu convaincant et insuffisamment abouti.

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