«Ceci n’est pas un miroir»

Entretien avec l’écrivain Mokhtar Chaoui

Propos recueillis par  Nada LMISRI

Mokhtar Chaoui est enseignant-chercheur à l’Université Abdelmalek Essaadi, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines à Tétouan et auteur de langue française d’une quinzaine d’ouvrages : études académiques et créations littéraires (romans, nouvelles, poésie et chroniques). Dans cet entretien, il nous confie les secrets de son dernier roman «Ceci n’est pas un miroir»,  paru aux éditions SL, un thriller écrit en moins de quinze jours pendant le confinement sanitaire. Ce livre interpelle le lecteur et l’invite à se livrer à un exercice d’introspection : se découvrir soi-même et s’enfoncer dans les profondeurs de son âme.

Qu’est-ce qui vous a inspiré la thématique et l’histoire de votre sixième roman Ceci n’est pas un miroir ?

Mokhtar Chaoui : Tout d’abord, je voudrai dire que «Ceci n’est pas un miroir» est un roman qui est sorti de nulle part dans le sens où je ne l’avais pas vraiment préparé. D’habitude, avant d’écrire un roman, je cogite longtemps sur la thématique, je fais des recherches, je visite les lieux dans lesquels je compte faire évoluer les personnages, je construis toute l’histoire dans ma tête avant de passer à la rédaction.

 Avec ce dernier livre, je me suis lancé dans l’écriture sans savoir ce qui m’y attendait. J’avais certes une idée vague sur le sujet. Je savais que je voulais parler du sentiment d’emprisonnement, du stress qui en résulte, de la promiscuité dans un espace clos, des conséquences du confinement. Oui de cela, j’en étais conscient mais à part cela, je n’avais aucune idée sur l’intrigue ni sur les événements.

 Et comment s’est construite l’intrigue et a évolué votre personnage principal ?

 Le roman s’est construit au fur et à mesure de l’écriture, ce qui était pour moi une nouvelle et excitante expérience parce que j’inventais des personnages et des situations sur le tas.

Il est vrai que j’avais besoin d’évacuer tout le stress que je vivais à cause du premier confinement que j’ai très mal vécu au début. De ce point de vue, l’écriture a toujours été pour moi un exutoire.

 Lorsque j’ai commencé à écrire «Ceci n’est pas un miroir», j’avais devant moi une seule chose: un personnage complètement déboussolé, désorienté. Il fallait trouver les raisons de ce désarroi et les relier à la situation que nous vivons, c’est-à-dire le Coronavirus et le confinement.

Petit à petit, les idées se présentaient à moi et l’intrigue se précisait. J’étais aidé par les réseaux sociaux et par ce que j’y voyais et y lisais.

Comment considérez-vous les réseaux sociaux qui sont très présents dans votre roman ?

  Pour employer un jargon universitaire de sémioticien, je dirai que les réseaux sociaux sont présents dans le roman en tant qu’adjuvant. Je les ai toujours considérés comme un miroir pour les égos en mal de reconnaissance et un substitut à la solitude. Ce que je considère hautement ironique, voire sarcastique, c’est que les réseaux sociaux sont aux antipodes du social, pour ne pas dire, les fossoyeurs des relations sociales, car ils séparent plus qu’ils ne réunissent. Comme leur utilisation avait explosé pendant le confinement, je les ai intégrés dans le roman et en ai fait un prétexte qui explique en partie le comportement du personnage et qui l’aide dans sa quête.

 Pourquoi ce prénom Ixe que vous avez attribué au personnage de votre thriller ?

Ixe incarne l’Homme moderne, monsieur et madame tout le monde. Chacun de nous est Ixe ou détient une de ses facettes. Donc, je n’ai pas voulu ancrer le personnage dans un espace précis et une culture déterminée. J’ai voulu que tout lecteur, qu’il soit Africain, Américain, Européen, Asiatique ; qu’il soit musulman, chrétien, juif, indou, agnostique, athée, etc. soit interpellé par le personnage d’Ixe, car il est universel.

 C’est un personnage addict aux réseaux sociaux, quelqu’un qui va se construire une personnalité faite de beauté, de gentillesse, d’altruisme, de sagesse, de générosité, etc. Son mur sera tout simplement le prototype même d’un homme parfait, et son existence ne sera jugée que par le nombre de likes qu’il reçoit. Autrement dit, je voulais montrer à travers lui que la valeur de l’Homme moderne ne se mesure plus à son travail, à son honneur et à ses sacrifices, mais au nombre de likes postés.

 Ixe, comme des millions de personnes de nos jours, a bâti une forteresse autour de lui ; forteresse faite d’images tronquées, de partages plagiés, de citations copiées, de sublimation de soi et d’ego surdimensionné. Il vit dans un monde virtuel qu’il a modelé à sa guise et il a fini par croire que c’est cela la réalité.

Et d’où vous est venue cette idée de miroir ?

 L’idée m’est venue du fait que je considère les réseaux sociaux comme le véritable miroir de la société moderne.

 Je me suis posé cette question : «si l’Homme moderne s’est construit une idée de son être à travers les images, les commentaires, les likes qu’on lui adresse ; s’il a pris l’habitude de se voir dans les regards des autres, à travers les miroirs des autres, que se passera-t-il si les miroirs des autres se brisent et qu’il se trouve obligé de ne se voir que dans son propre miroir ? »

Là, la phrase de Nietzsche m’est venue à l’esprit et que j’ai utilisée comme épigraphe : «Quand tu regardes trop dans l’abîme, l’abîme regarde en toi. »

Et bien le personnage de ce roman va vivre l’expérience de la descente dans l’abîme, en se regardant dans le miroir.  Autrement dit, après avoir passé sa vie à s’admirer sur les réseaux sociaux, après s’être construit une personnalité presque parfaite, mais hautement factice, fausse, fictive, il s’est retrouvé du jour au lendemain, à cause justement du confinement, dans l’obligation de se regarder dans son propre miroir. Et là, il découvre vraiment ce qu’il est. Sa vraie nature va ressortir et son animalité va prendre le dessus sur son humanité. Il finit par commettre l’irréparable et s’enfuit. Il croyait ainsi fuir la laideur et la cruauté qui étaient enfouies en lui et qui ont refait surface à cause du confinement, à cause de la promiscuité et de la paranoïa qui se sont emparé de tout le monde. Il a fui dans l’espoir de se repentir, de se reconstruire, mais l’abîme qui est en lui est trop profond pour se dissiper facilement et au lieu de se sauver, il va se convertir en monstre.  

Ixe va-t-il survivre à cet abîme qui s’est révélé au grand jour, cet abîme que lui renvoie le grand miroir qu’il a trouvé dans la chambre d’hôtel, un miroir pas comme les autres, car c’est un miroir qui réfléchit non pas la surface mais le fond de chacun, non pas le corps mais l’âme profonde, non pas le paraître mais le véritable être ?

 Tout le roman s’articule donc autour de la vieille question du bien et du mal qui habite l’humain. Ce sont les circonstances qui font que l’un prend le dessus sur l’autre. Lequel du bien ou du mal va triompher chez le personnage de ce roman ? C’est ce qu’on découvrira à la lecture d’un texte dans lequel j’ai jonglé sans cesse entre la réalité et le rêve, entre le réalisme et le surréalisme.

 Pourquoi avez-vous opté pour une chute dramatique ?

Comme j’ai dit au début, je n’avais pas de plan ; je n’étais que le secrétaire qui transcrivait ce que son ressenti lui dictait à un moment précis du confinement. Je déversais sur la page ce qui se bousculait en moi pendant une période qu’on peut qualifier de sombre, faite de stress, d’incompréhension et de questionnements. Je découvrais les événements du roman en même temps que je les écrivais. Ce n’est donc pas une chute que j’ai choisie ; elle s’est imposée à moi. À la relecture, je n’ai pas cherché à la modifier pour deux raisons : d’abord parce qu’elle correspond vraiment à mon état d’âme pendant l’écriture, ensuite parce que je considère que pour construire un homme nouveau, il faut vraiment se débarrasser de l’actuel. On ne construit jamais rien de sain et de solide sur une charpente rongée et défectueuse. 

 Qu’en est-il de la dimension littéraire de votre roman ?  

 Pour ne citer que deux, je dirai qu’au niveau de la narration, j’ai opté pour trois voix narratives :

Un « IL » qui renvoie à un narrateur omniscient. Un « Je » qui renvoie au journal intime écrit par le personnage. Un « TU » qui renvoie au locataire du miroir, et qui n’est autre que la conscience du personnage.

 J’avais comme idée, au niveau de la composition du livre, de construire un sens caché qui est celui-ci « Il – Tu – Je » qui cache la phrase « Il tue Je » ; c’est-à-dire que le IL (le Surmoi) cherche à tuer le Je (le Moi) ou « Je – Tu – Il » ; « Je tue Il » (Le Moi qui tue le Surmoi).

 J’avoue que ça n’a pas marché, car à chaque fois que j’organisais le livre selon cette trilogie, ça donnait une structure qui était difficilement repérable et assimilable.

Autre chose à signaler, c’est l’intertextualité, car le roman est un hommage rendu à certains de mes auteurs préférés, et surtout à Emil Cioran, Beckett, Kafka, Wilde, Dostoïevski et Murakami.

 Les personnes qui connaissent ces auteurs détecteront sûrement des renvois parfois explicites, comme lorsque je donne le nom de Winnie à la propriétaire de l’hôtel ; parfois implicites comme lorsque je parle des deux lunes accrochées au ciel, ou lorsque le personnage commet l’acte gratuit en la personne de la vieille.

Une remarque qui s’impose : dans vos œuvres littéraires, on constate une créativité considérable, une variation remarquable au niveau du fond et de la forme, du contenu et des techniques d’écriture, jamais de répétition !

Comme on dit chez nous « L’7ekma f’ tebdal » (rire) (la sagesse est dans le changement). Je n’aime pas les répétitions. Pour moi, l’écriture doit toujours être une expérimentation, un laboratoire où les formes scripturales sont mises à rudes épreuves. Je refuse de m’installer dans une zone de confort et de reproduire le même texte. Je suis conscient du risque, car la critique littéraire (à supposer qu’il y’en a au Maroc) est déboussolée, a du mal à cataloguer mes écrits ; et le lecteur risque de décrocher, car il s’attend à se retrouver dans le même univers. Mais, j’ai la conviction que l’écriture est comme l’amour, si elle ne se renouvelle pas, si elle succombe à la routine, elle est vouée à l’échec. 

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