A propos du projet de la réforme de l’enseignement supérieur,

« Le bachelor », le paradoxe de l’espérance

Par Hassan Wahbi, Université Ibn Zohr d’Agadir

Comme à l’accoutumé, la noblesse des idées va se heurter à la rudesse des réalités. Accrocher le char de l’université marocaine à un idéal, longtemps souhaité, fait partie des aspirations socio-éducatives après le constat de l’entropie du modèle précédent, en raison de l’écart entre les réalités : insécurité linguistique, absence des pré-requis les plus élémentaires, formalisme administratif de l’évaluation pédagogique, désorientation des esprits, etc. Lancer une nouvelle réforme doit être accompagné d’un bilan critique de l’antécédente réforme et d’une grande lucidité.

Il ne s’agit pas, ici, de bravade face à la nécessité d’une restauration. La réforme envisagée voit juste, elle veut insister sur les liens entre les contenus « cognitifs » et la mise en perfectibilité du comportement de l’apprenant  dont il faut former le regard, l’attitude, la culture, l’intelligence sensible, avant les choix disciplinaires décisifs. Ce qu’on appelle magiquement les « soft- skills ». On n’entend plus parler que de cela dans toutes les bouches imitatives jusqu’à plus soif. Mais on a l’impression que le miracle est dans le glissement des passages et des époques : passer d’un état à l’autre comme par enchantement. Tout le problème est là : on n’a pas scruté assez longuement le terrain, en dehors des arguments statistiques alarmants sur les défections dans les rangs des étudiants et hormis quelques rencontres dites préparatoires ou prosélytiques faites par cooptation des cadres ou adeptes dociles ou issus de structures universitaires avenantes. On fait vite avec le risque de prendre l’ombre pour la proie, de  préférer les meetings à la chair des réalités et aux cercles de réflexion.

Cela conduit à amputer une part du réel dans le projet. D’où certainement la future asymétrie des programmes avec le potentiel réel des structures et les pesanteurs héritées.

Pour aller vite au but, trois problèmes se posent pour accompagner cette réforme dont le parcours chronologique et l’esprit de vision semblent néanmoins intrinsèquement louables. Et qu’on ne nous fasse pas sortir encore une fois la fameuse dualité terrorisante : courage de l’action / facilité de la critique.  En réalité, partout, dans la tradition dialectique, il y a la donne et la riposte, l’action réelle et le savoir qui la prend comme objet d’analyse ou d’inquiétude, la domesticité des caractères et la nécessité de l’examen.

Voici les trois points qui constituent justement cette mise à distance libre :

La politique de la verticalité

L’évaluation des orientations

Les nouveaux médiateurs de la réforme.

La politique de la verticalité :

Il est normal que les politiques d’orientation soient issues d’une volonté poussive, mais la question de l’éducation est tellement importante que cela demande la participation des forces réflexives, expérimentées, indépendantes (les sociologues, les pédagogues, etc.). Chaque fois, malgré les quelques séances préparatoires, un projet vous tombe sur la tête, ficelé, avec des cahiers de charge pas toujours explicites. Peu de réunions rigoureuses, en amont, n’ont eu lieu dans la majorité des facultés des lettres en tout cas, en dehors des personnes cooptées, désignées pendant la conception théorique de la réforme. Depuis 2018, les rencontres sont essentiellement institutionnelles, sans recours à la sociologie de l’éducation universitaire – à ma connaissance – pour un nouveau pacte éducatif dans le supérieur. Il est notoire que les responsables redoutent les résistances des enseignants chercheurs, traditionnellement installés dans le conformisme disciplinaire. Rien n’est partagé ouvertement comme s’il s’agissait d’une réforme silencieuse.

La chose de la réforme ne se limite pas à l’événementiel, à une cristallisation par le haut, à la prévalence de la forme sur le fond, de l’audience sur le courage de la délibération. Elle suppose un ancrage préalable dans le vécu mené par des personnes ressources et fiables, en concertation progressive avec l’ensemble pour plus d’imprégnation.

L’évaluation des orientations :

On a l’impression que l’université doit être elle- même le foyer et le moyen de régler les lacunes issues de l’amont et le filtre magique pour inspirer cette fois de la vocation, la renaissance des subjectivités, du born again , en quelque sorte. C’est à l’université qu’il va incomber désormais que la mise en amélioration soit installée comme prise en charge des futurs étudiants qui débarquent avec d’énormes carences linguistiques, culturelles, existentielles ; d’où l’insistance sur la prégnation du para-académique comme possibilité d’une sorte de « développement personnel » et d’une étape propédeutique. La remarque à faire dans ce sens est d’une extrême évidence : l’état premier aporétique de l’étudiant peut rendre dérisoire les nouveaux investissements. La chose est à peine avouable. Il y a un écart difficile à combler entre les nouvelles perspectives  du profil de l’étudiant et les possibilités de réception. Cela ne veut pas dire que nous sommes les fossoyeurs de l’espérance. Mais il faut réfléchir sur ces écarts qui risquent d’être des pierres d’achoppement.

Certes, il faut inciter à de nouveaux comportements universitaires mais comment gérer au fur et à mesure les possibilités d’orientation graduelles, la complexité de la transversalité, si par avance l’étudiant ne possède pas encore une sensibilité de savoir ou une pré-compétence. La réforme envisagée, nécessairement non séparable d’une véritable régénération de l’esprit, serait non séparable non plus de la transversalité de l’éducation tout au long de l’apprentissage. La subjectivité ne s’instruit pas, elle est un long cumul ou alors il faut mettre les bouchées doubles pour la première année de refonte. Pour cela, il faudrait penser à une autre représentation des espaces d’enseignement comme espace de vie culturelle, de pratiques diverses, de microclimats de médiation avec un autre profil des nouveaux encadrants. Cela est le troisième point critique.

Les médiateurs ou les acteurs de la réforme :

Il est évident que la réforme dépend des réformistes, des médiateurs  de terrain, comme le cercle est lié à son centre. On ne va pas encore demander aux vieux de la vieille de s’aligner sur des méthodes de pédagogie élémentaire en les poussant à se reconvertir à des pratiques du coaching académique en abandonnant leurs préoccupations en lettres, en sciences sociales, etc., sauf à revoir l’université aujourd’hui autrement, en reléguant la recherche, l’intellectualité dans d’autres structures. Néanmoins, le besoin de lucidité oblige à dire que l’état des choses actuel est inquiétant car en vérité, personne n’en doute, il y a bien aussi une déliquescence de l’enseignement des disciplines savantes en raison des masses, de l’écart entre les savoirs et la nature sociale des milieux et la non attractivité de la recherche (voir à ce propos, le travail injustement oublié de M.Cherkaoui, La Crise de l’université).

La nouvelle donne exige une nouvelle conception du médiateur qui doit accompagner les apprenants avec les nouveaux concepts, les nouveaux outils, les nouvelles formes de l’animation. On compte sûrement sur l’effet des mutations progressives pour avancer, mais il est prioritaire de former les futurs formateurs non héritiers du système classique universitaire avec des statuts modernes et un grand appui de valorisation.

On ne sera pas assez naïf pour croire qu’il suffirait de démarrer pour propulser des « armes miraculeuses ». Le corps ancien est là dans la nasse de l’isolement et de la fragmentation structurelle, alourdi par l’invalidité du système, le dédain politique, la séduction des médiocrates, l’absence d’une communauté savante et d’une culture commune. Tout n’est pas dans la réforme uniquement, il faudra aussi donner naissance à une communauté universitaire alternative sans laquelle toute réforme est menacée par l’esprit de gabegie ou l’enthousiasme technique. Nous disposons pour cela de deux moyens : le premier est la définition de la responsabilité des acteurs avec clarification des enjeux, avec des critères visibles, des cahiers de charges ; le second est le renforcement de l’appartenance des universitaires à l’institution par l’estime, la revalorisation.

Pour cela, il faudra adopter une focalisation en profondeur sur les problèmes et les principes organisateurs qui pourront permettre de relier véritablement la réforme à ses véritables médiateurs, de préparer les révolutionnaires avant la révolution, de reformer les réformateurs comme Marx, dans l’une de ses thèses sur Feurbach, posait la question primordiale et majeure de l’éducation des éducateurs.

D’autant plus que le dispositif va être lourd et certainement il sera d’une grande pression : s’inscrire selon une première disposition, être dans un temps dans des pré-disciplines, des choix premiers comme amorces des autres choix à venir, maîtriser des moyens techniques d’identification de son propre profil à construire, maîtrise du parcours dans ses aléas, travail de vigilance des « administrateurs pédagogiques » institutionnels, les futures complexités interdisciplinaires, etc. J’ai l’impression qu’avant d’entrer réellement dans la modernité, on s’achemine déjà par anticipation, vers la post-modernité.

Car le vrai problème est le suivant : Qu’est-ce qu’un avenir pour un étudiant marocain d’aujourd’hui, cet étudiant mal servi en amont par des enseignements faibles, parfois rétrogrades, dogmatiques, étriqués, lacunaires ? Il est mal servi aussi par les milieux de vie paupérisés. Qu’est-ce qu’une formation immédiate et actualisée selon les lois du marché (lesquelles ?), et des mutations professionnelles ? Sait-on d’où vient cet étudiant ? De quel nom est-il ?

J’ai l’intime conviction qu’on cherche à suivre, à récupérer les bacheliers visant l’université, à rattraper désespérément les retards dans la course implacable de la société marocaine vers les incertitudes, les faiblesses tant soulignées à cor et à cri.

Une chose est certaine, c’est qu’il faut accompagner les problèmes de l’université par l’audace intellectuelle d’une mise à plat des formateurs scolaires, en finir avec les aberrations de la formation expéditive des formateurs dans le secondaire. Car la société marocaine est tellement conformiste, à plusieurs vitesses, qu’on oublie de moderniser les réformistes mêmes. Toujours la même chose : « politics as usual ». Loin de dessiner réellement ce que sera l’université de demain telle que la fantasment les nouveaux managers de l’apprentissage, cette réforme semble nourrie par son propre paradoxe : réformer sans réformistes.

Pourquoi tant d’optimisme exagéré, alors qu’il s’agit du drame des savoirs dans une société pour une grande part analphabète ou illettrée, qu’il s’agit de la difficile autonomisation du sujet marocain. Il est indispensable de concilier les pratiques d’émancipation des individus avec les qualités des savoirs, du savoir des savoirs, de la méthode de la méthode, c’est – à – dire ce qui prépare à penser, à se rêver citoyen, à désirer se vivre autrement. Cela s’apprend- il ? Ce qui est pourtant sûr, c’est que cela vient d’un long parcours, d’une histoire et non d’un mode d’emploi de circonstance, d’une pharmacopée politique.

Une réforme est un exercice de la pensée avant d’être une panoplie qui n’avance que par le choc des mots et moins par la préparation réelle de ses acteurs pratiques. De deux choses l’une : ou bien on travaille sérieusement à partir de la rudesse des faits, des réalités, des compétences reconnues, reconnaissables ou alors on va fouetter l’air avec des mots faciles de l’espérance difficile devant la complexité de la réalité qui exige d’introduire le changement nécessaire, les innovations par étapes, par gradation. C’est dire que les bréviaires ne suffisent pas.

Un homme vaut par  la lucidité, la sincérité de sa vision même désespérée en interrogations, en doutes et non  par les paroles de circonstance, la bureaucratie  de l’espérance, l’effervescence immature des projets, des projections. Le bavardage euphorique doit céder la place à la rigueur, à la circonspection, au doute méthodique.

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