Confessions

Et puisqu’on ne pouvait l’arrêter, le temps n’a cessé de passer, de repasser sans se lasser. (Je déteste le temps ; il me fait vieillir et finira par avoir ma peau !)… Je suis devenu écrivain…Je raconte désormais mes histoires par écrit avec une pensée nostalgique pour les petits morveux qui m’écoutaient plus sagement que leur maître d’école.

Mon auditoire est devenu lectorat. J’ai perdu à jamais cet échange, ce contact direct, cette chaleur humaine, cette présence de l’autre… J’écris…Le silence… La solitude … Mais quand je sais que tu es en train de me lire, à cet instant même, je m’en réjouis. Je me sens utile, important. Je ne te cache pas, cher lecteur, la joie et l’allégresse que je ressens quand tu me lis. Il y a de quoi être fier, n’est ce pas ? Mais voilà, cher lecteur, j’ai un problème ; un problème très sérieux qui pourrait compromettre ma carrière d’écrivain et me contraindre au silence et à l’oubli : Mon dernier personnage refuse catégoriquement le sort que je lui ai réservé. Il ne veut pas se résigner, il n’est pas consentant. Il me crée d’énormes problèmes. Il me harcèle la nuit et surgit de moi pour perturber mon sommeil et rendre mes nuits blanches. J’ai tout fait pour le mettre hors d’état
de nuire, en vain ! Il est coriace, imbattable, invincible. J’ai regretté, cher lecteur, de l’avoir créé, ce fils indigne, cet enfant maudit !… Je le sens en train de me narguer, bien installé dans un recoin de ma tête. Il se paie ma tête sans une once de respect et se permet même de me ridiculiser et de m’injurier. Mon Dieu ! Le voilà qui refait surface, le voilà qui émerge de mon tréfonds ! Il me calomniera sûrement et me salira de sa médisance assassine… De grâce, cher lecteur, ne lui fais surtout pas confiance. Il est diabolique, machiavélique. Il fera tout pour t’impressionner, pour que tu prennes son parti, pour m’anéantir, moi qui l’ai mis au monde !… Je dois partir, cher lecteur ; quand il est là, je dois partir. Avant de partir, je te dis une dernière fois : Ne l’écoute pas ! Ne l’écoute pas !
Cher lecteur, en guise d’introduction, je vous avoue que je n’ai aucun respect pour l’auteur et que je n’éprouve à son égard que mépris et exécration. C’est tout ce qu’il mérite, cet hypocrite ! Vous n’avez
pas remarqué qu’il vous a tutoyé sans demander votre permission ? Vous ne savez pas pourquoi ? Bien sûr, pour profiter de cette familiarité à sens unique dans l’espoir de vous faire gober tous ses bobards. Vous avez sûrement remarqué aussi qu’il a essayé de vous convaincre en ressassant des citations d’auteurs, dignes de ce nom. C’est l’un de ses stratagèmes pour impressionner ses lecteurs. Dès qu’il tombe sur une citation, il la note sur son petit carnet et tant qu’il ne l’a pas insérée dans son texte, il ne trouve pas la paix ! Vous ne me croyez pas ? Lisez ce qu’il a écrit, vous y trouverez toujours des citations d’auteurs. Ce qui montre qu’il n’a aucune confiance en lui-même et a constamment besoin des vrais auteurs pour affirmer ses dires. Ce n’est pas un écrivain, c’est un perroquet, un scribouillard, un couturier de « jolies » phrases dépourvues de sens, de profondeur, de sentiments, de vie ! Mais au lieu de vivre modestement comme le commun des mortels, il fait comme la grenouille qui voulait être aussi grosse que le bœuf : Elle s’enfla si bien qu’elle creva ! Prétentieux et égoïste, il ne pense qu’à sa petite personne et tourne autour de son nombril. Quand on parle de lui dans les journaux ou dans les revues littéraires, il se pavane, fait la roue comme le paon en montrant son derrière. Son premier souci est de gagner la sympathie des critiques. Son rêve le plus fou est d’écrire un best-seller ! C’est plutôt un mirage, une utopie parce qu’il n’en est pas capable, c’est tout ! Il n’a pas l’étoffe, le talent, les couilles de cuivre ! Je le connais mieux que lui-même ; c’est un raté, il ne vaut pas un oignon, il ne
vaut même pas un pet moins le quart !
Et ce n’est pas tout, ce soi-disant écrivain est lâche et malhonnête. Oui, cher lecteur ; je vis dans sa tête, je connais tous ses défauts. Je le hais car il mérite la haine : Il fait dire à ses personnages ce qu’il n’ose pas dire. Il fait faire à ces personnages ce qu’il n’ose pas faire. Il leur inocule toutes ses frustrations, toutes ses perversités, tous ces complexes, tous ces vices, toutes ses ignominies, toute son impuissance, toutes ses lâchetés ; toutes les ordures qui germent dans son subconscient. Et il se cache dans l’ombre, loin des regards, à l’abri ! Comme on le dit si bien en arabe dialectal (notre belle Darija) : «Il mange l’ail avec la bouche de ses personnages ! » Ses pauvres personnages ne sont en réalité que ses souffre-douleur, ses boucs émissaires !
C’est pour cette raison et pour d’autres choses encore que je me suis farouchement révolté contre le sort qu’il m’avait réservé. Si vous ne me croyez pas, cher lecteur, permettez-moi de vous résumer en quelques lignes l’histoire qu’il voulait qu’elle soit mienne et jugez par vous-même. Vous êtes souverain. J’accepte votre jugement. Donc, voici la vie qu’il m’a tracée, voici comment il a décidé que je sois, voici comment il m’a conçu :
«Je m’appelle Saïd. Mon père, cordonnier, est analphabète, tyrannique et violent. Il me bat pour des futilités. Il boxe ma mère chaque fois qu’il a bu du rouge ou de l’eau-de-vie. Ma mère est soumise, résignée, silencieuse et fataliste…Au collège, je suis nul en Math, ce qui me pousse à choisir la branche littéraire au lycée… Je décroche mon bac et je fais la fac… J’ai une licence en philo qui ne me sert à rien.
Je rentre au centre de formation des instituteurs pour assurer ma croûte de pain. Mon rêve s’évapore : Enseigner la philosophie au lycée. J’enseigne l’alphabet, la grammaire et la conjugaison arabes au
primaire… Je me marie avec une collègue qui ne tarde pas à m’empoisonner la vie avec ses droits, son émancipation, sa liberté et son égalité avec l’Homme ! Ma vie avec elle devient infernale, je divorce…Je sombre dans l’alcool et le libertinage. Je fréquente les lieux de débauche. J’engrosse une prostituée et me trouve dans l’obligation de l’épouser…Je demande une mutation à un bled lointain pour fuir les gens qui me montrent du nez…Je vide ma tête de toutes les doctrines philosophiques et je vends mes livres au marché aux puces… Je vis comme les paysans…Je me résigne, je plie l’échine, je me tais. Ma deuxième épouse m’exprime sa reconnaissance et sa gratitude pour l’avoir sauvée de la rue et lui avoir offert un foyer et une vie décente… Chaque soir, après l’école, je vais à l’unique café du faubourg oublié par la civilisation. Je fume quelques cigarettes au détail, je sirote un thé à la menthe et je remplis la grille des mots fléchés en arabe. Je rentre, je regarde des âneries à la télé et je m’endors. Je ne rêve plus !»
Vous avez vu, cher lecteur, ce que l’esprit dérangé de l’auteur a prévu pour moi ! Comment voulez-vous que j’accepte une vie pareille ? Le génie créateur de mon auteur se résume ainsi : Un amas de
misérabilisme et de défaitisme ! Je ne suis qu’un personnage, certes, mais j’ai le droit d’aspirer à une vie meilleure, au bonheur, au soleil, au printemps, à l’azur, à la lumière, à la vie !…Si l’auteur avait changé un détail, un tout petit détail au début de l’histoire, toute ma vie aurait changé. S’il avait raconté que j’étais excellent en Mathématiques, toute la suite aurait changé : J’aurais eu un diplôme technique supérieur, j’aurais été un cadre de haut niveau et j’aurais mené une vie aisée et cossue !
Alors, cher lecteur, qu’en dites-vous ? Jusqu’à quand allons-nous supporter cet auteur ? Jusqu’à ce qu’il pourrisse définitivement notre vie ? Ne vous a-t-il pas clairement avoué qu’il n’était qu’un parasite? C’est grâce à vous et à moi qu’il existe. Nous lui donnons la crédibilité et l’éternité. Que proposez-vous pour nous débarrasser une fois pour toutes de cette créature oligophage ?…En attendant que vous preniez une décision sage et raisonnable, ce dont je ne doute pas, moi je retourne vivre dans la tête de l’auteur.
Veuillez agréer, cher lecteur, l’expression de ma rage distinguée !

Mostafa Houmir

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