Dionysos contre le Crucifié

Notes à propos de «L’Antéchrist suivi de Ecce Homo»de Friedrich Nietzsche.

Par Loubna ABAHANI,*

L’Antéchrist suivide Ecce Homo compte parmi les textes les plus influents qui aient été écrits par Friedrich Nietzsche. Le philosophe y défend, à l’aide des arguments bien affûtés, les principes fondamentaux de sa philosophie, une philosophie qui se veut intempestive et perspectiviste en dirigeant ses coups de marteau contre les vérités absolues et les pseudo-valeurs morales présentées comme «bonnes» à dessein de mystifier l’homme et de le maintenir dans un éternel état d’hétéronomie à l’égard de l’esprit grégaire qui l’empêche de se dépasser lui-même vers le surhomme. En écrivant surtout L’Antéchrist, Nietzsche sonne le glas de toute une ère où l’emporta la métaphysique conçue comme ersatz de la réalité pour les individus débiles, pénétrés jusqu’aux moelles des idées nihilistes et décadentes. Il annone l’avènement de Dionysos, le dieu grec qui destituera de son prestige séculaire celui du Crucifié.

«Dionysos contre le Crucifié» (p. 195), cette formule lapidaire, en plus qu’elle récapitule le contenu de l’ouvrage en question, semble condenser le credo philosophique soutenu par Nietzsche. Dionysos symbolise l’acquiescement à la vie, le vouloir-vivre, le sublime, le beau, au lieu que le Crucifié incarne la négation de la vie et des instincts, la faiblesse et la décadence. La philosophie nietzschéenne se veut une substitution de Dionysos au Crucifié, de la démesure et de l’hybris au moralisme religieux dont elle remue les couches profondes nauséabondes où sommeille le nihilisme, en adoptant une démarche des plus singulières qui consiste dans l’inversion des valeurs.

Il y a des lustres, l’homme est victime de mystification par la religion, en l’occurrence le christianisme qui a inversé les valeurs décadentes en valeurs nobles et aristocratiques. Nietzsche a opéré la même inversion, mais dans le sens contraire : il a déchiré l’écorce d’aristocratie qui recouvrait la décadence, il a mis au jour le nihilisme sous-jacent. Le nihilisme désigne la négation des valeurs suprêmes et leur remplacement par d’autres décadentes. Une valeur décadente est une valeur «mauvaise» en ceci qu’elle contrecarre les instincts de la vie et précipite le crépuscule du surhomme. Dans L’Antéchrist, Nietzsche se demande : «Qu’est-ce qui est bon ?». Et en guise de réponse, il avance : « Tout ce qui exalte en l’homme le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance même. Qu’est-ce qui est mauvais ? Tout ce qui vient de la faiblesse. » (p. 16). La religion est bien loin d’exalter la volonté de puissance et de promouvoir une humanité supérieure. L’homme religieux/moral est un homme faible et affaibli dans toutes les acceptions du terme.

La religion fait réclame à un monde mensonger, imaginaire, idéal, que Nietzsche désigne par l’expression de «pure fiction» en prenant soin de distinguer la fiction du rêve. Alors que la fiction falsifie la réalité, le rêve la reflète : nos rêves, ces rébus, sont la transcription hardie et exacte des expériences de notre vie, d’où le prestige dont nous les auréolons à la veille. Pure fiction, la religion est l’antipode de la réalité : «Dans le christianisme, ni la morale, ni la religion n’a aucun point de contact avec la réalité. Il n’y a là que des causes imaginaires (Dieu, âme, libre arbitre) ; que des effets imaginaires (péché, rédemption, grâce, expiation, rémission des péchés) […]» (p. 26). Ce monde offre un havre aux idéalistes. L’idéaliste est un homme faible et lâche, incapable de faire face à la réalité dans ce qu’elle a de problématique. Ainsi, il s’enfuit dans le mensonge qui traduit un double refus : le refus de voir la réalité et le refus de la voir telle qu’elle est.

À l’idéaliste, au faible, Nietzsche oppose le type supérieur de l’homme, le surhomme ou l’homme immoral. Ce dernier se tient en marge de l’esprit grégaire. C’est un Hyperboréen des régions glaciales qui respire l’air pur des sommets. Cependant que le faible reste pelotonné dans la chaleur du troupeau qui l’investit de sa protection. Le faible a besoin des croyances du groupe pour la sécurité de son psychisme ; sans croyances, il risque de sombrer dans la folie, distincte de celle du philosophe, empreinte de lucidité. Il doit sa vie à la compassion, cet « instinct dépressif et contagieux», « multiplicateur de la misère » (p. 19) qui exaspère l’état de décadence en maintenant en vie les faibles.

La conception nietzschéenne de l’homme repose, dès lors, sur une hiérarchie. En bas sont groupés les faibles et les ratés devant périr. Ils ont ceci de particulier qu’ils fuient la réalité où ils éprouvent une difficulté d’être et trouvent abri dans le mensonge. Ils sont des négateurs : ils disent non à la vie. Ils sont, de surcroît, enclins au ressentiment. Le ressentiment est une souffrance non surmontée qui suscite chez la personne un sentiment d’animosité vis-à-vis de la source de la souffrance. Cette animosité, ne pouvant s’exprimer tout de go, naturellement, s’intériorise et se mue en volonté de vengeance, destinée à juguler la souffrance en faisant souffrir. Le ressentiment va de pair avec l’impuissance. À l’inverse du fort capable de pardon et d’oubli, le faible garde rancune et guette le moment opportun pour exécuter son acte vindicatif.

En haut, en revanche, sont juchés les forts, les Hyperboréens, le surhomme. Ils disent oui à la vie et aiment leur destin quel qu’il soit. L’amour du destin (l’amor fati) est, selon Nietzsche, ce qu’il y a de plus grand dans l’homme: «Ma formule, pour ce qu’il y a de plus grand dans l’homme est amor fati, ne rien vouloir d’autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans l’inéluctable, et encore moins se le dissimuler, mais l’aimer.» (p. 129). Celui qui pratique l’amor fati ne tend pas à devenir autre qu’il n’est, il accepte et aime ce qu’il est. Vouloir devenir ce qu’on n’est pas ressortit à l’idéalisme et, aussi, à cette propension à sortir de soi par l’imagination, le bovarysme.

Pour damer le pion au Crucifié, il a fallu encore à Nietzsche concevoir sa propre physiologie qui vise à redonner au corps et aux sens la place qu’ils méritent dans la philosophie. Comme on le sait, le corps était voué aux gémonies par la doctrine platonicienne qui le concevait comme la geôle de l’âme de laquelle elle se libère dans la mort pour rejoindre le ciel des Idées éternelles. Cette vision manichéiste opposant le sensible à l’intelligible s’est perpétuée dans le christianisme qui l’a portée à son paroxysme. Par tous les moyens acétiques, le christianisme s’est appliqué à la mortification du corps sous prétexte de rédimer l’âme du croyant. Dans L’Antéchrist, Nietzsche met à l’index les divers supplices infligés au corps, tel le rejet de la propreté pour des raisons extravagantes : « Là, le corps est méprisé, l’hygiène récusée pour cause de sensualité ; l’Eglise se défend même de la simple propreté». (p. 32)

Grâce à sa casuistique de l’égoïsme, Nietzsche a fait cas des choses jusqu’à lui laissées dans l’ombre parce qu’on les jugeait futiles et cosmétiques. Il s’occupait du régime alimentaire, du climat et du lieu. Il est à signaler que Nietzsche était un infatigable voyageur qui se déplaçait constamment d’un pays à l’autre, à la recherche du climat propice à l’épanouissement du génie et à l’effusion des sens. Il s’engouait des délassements. Il était surtout fanatique de la musique qu’il tenait pour un dérivatif à la douleur et un antidote contre ce qui est décadent : «Quand on veut se délivrer d’une insupportable pression, on a besoin de haschich. Eh bien, moi, j’avais besoin de Wagner par excellence l’antidote de tout ce qui est allemand» (p. 122).

Parallèlement à cela, il voyait dans la maladie un aiguillon tout-puissantdes instincts de la vie et un levain de la pensée, moyennant qu’on sache la sublimer. Nonobstant la quantité des troubles sanitaires l’ayant consumé tant sur le plan somatique que psychique, Nietzsche n’en démordait pas : « Ce qui ne me tue pas me fortifie », énonce-t-il dans un aphorisme du Crépuscule des idoles (1974, p. 12). Au lieu de se laisser aller à la vague pessimiste propagée par la gent intellectuelle de son temps ou de céder à la tentation des arrière-mondes, philosophiques et religieux, du mal il a su distiller le bien qui n’est autre que sa philosophie dionysiaque. Par ce fait, il montre que le salut de l’humanité, contrairement à ce que pensent les moralistes (c’est-à-dire les idéalistes, les faibles, les lâches), ne dépend pas de la métaphysique, d’un Dieu caché qui tiendrait en main les ficelles de notre existence, mais de l’homme doté d’une volonté puissante.

*Chercheure à USMBA-Fès

Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, suivi de Ecce Homo, Paris, Gallimard, coll. «Points/Essais», 1974, 338 p.

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