Du lecteur à l’auteur, une écriture personnifiée

Les dents de l’amour, roman de Youssef Saidi

En intitulant son essai, édité en 2007, à Marsam édition, Dans l’intimité de l’écriture, Omar Mounir a précisément posé le doigt « là où le bât blesse », sachant que cette expression  signifie « là où ça fait mal ». Quand on évoque la production littéraire, cette même expression laisse entendre que souvent on se laisse s’égarer et passer, très loin, à coté de l’essentiel. Autrement dit la quasi totalité des débats, qui soulèvent la question littéraire, laissent entendre que, quelque part, la situation est marquée par un profond malaise.

Durant les décennies 60 et70, la revue souffles, pour ne citer que cette référence phare, qui cristallisait des voix vivement littéraires, la littérature, toutes tendances confondues, donnait à voir un territoire d’expression et de création, bien délimité, dans un périmètre dont les conteurs étaient tracés d’une manière claire et nette. 

Aujourd’hui, le champ de la création littéraire connait une inflation débordante qui engloutit le tout dans un immense fond trouble. Entre hier et aujourd’hui, donc, un dilemme reste à souligner. Avant, rares étaient ceux qui écrivaient, mais trop  nombreux étaient ceux qui lisaient. De nos jours, très nombreux sont ceux qui écrivent, mais trop rares sont ceux qui lisent. Le lecteur devient, donc, une espèce intellectuelle en voie de disparation, si elle n’est carrément pas disparue. La situation littéraire, dans son état actuel, en dépit des rencontres, des débats, des forums, des sites dédiés à l’écriture, des réseaux sociaux, …, se trouve figée dans une inhomogénéité lourde d’insignifiances. Pour reprendre l’expression « là où le bât blesse », évoquée ci-dessus, le mot bât signifie le harnachement qui est un habillement lourd et incommode. Dans ce contexte troublé, telle qu’elle est évoquée, la littérature est à l’image d’une jolie jeune fille mal maquillée, à laquelle on fait porter un habillement lourd et incommode, et, de surcroit, lui fait mal.

Ceux qui lisaient les textes romanesques, ceux qui, à force de lire, la lecture devenant une infiltration, une absorption de la signifiance des mots, réussissent certainement à accéder à l’intimité des textes. Pour ceux-là la littérature ne devrait exister nulle part ailleurs, ni dans les débats routiniers, ni dans les noms des auteurs, ni dans les titres phares, ni dans les discours tenus, dans les salons ou dans les cercles d’auteurs, sortes de confréries littéraires. Mais, tout court, elle se trouver dans l’intimité de l’écriture.

Au temps où la production littéraire était un tout indivisible, c’était la littérature qui illustrait l’auteur, qui lui donne un charisme. En ces temps-ci, où le noyau de ce tout littéraire s’est éclaté, c’est plutôt l’auteur qui illustre la littérature, en lui rendant son aura. Alors, dire un auteur, c’est dire une écriture. Quand Buffon a dit que « Le style, c’est l’homme », il a voulu dire que le génie du style caractérise le genre de génie d’un homme. Pour paraphraser cette citation de Buffon, tout en restant dans la création littéraire, on peut dire que « L’écriture, c’est l’auteur ». Autrement dit, le génie de l’écriture caractérise le genre de génie de l’auteur.

Il est des auteurs qui s’inscrivent dans l’esprit de cette dernière citation. Youssef Saidi, qui vient de publier à Virgule édition son premier roman Les dents de l’amour, en fait partie. Plume singulière, il est le genre d’auteurs qui se sont faits sur le tas, son écriture est le fruit, suffisamment, mûr d’un labeur lourd d’une expérience personnelle distincte.

Comme une naissance difficile, ce nouvel auteur s’est forgé indépendamment de tout. Il incarne, de ce fait, un cheminement, long et lent, au cours duquel il a édifié son idéal d’écriture. La seule source nourricière de son écriture ce sont les livres. Il en faisait son seul univers, se renfermant d’imaginaires d’horizons lointains, où il naviguait librement en silence. Les livres, il en a beaucoup lu. Dès sa prime enfance, il ne faisait que lire tout ce qui lui tombait entre les mains. Outre son penchant inconditionnel vers la lecture libre, sa force créatrice émane aussi du nombre infini d’épreuves que la vie lui a fait subir. Ces marques psychologiques, restées ineffaçables, qu’il portait sur son corps et sur son âme d’enfant et d’adolescent.

Sur la quatrième de couverture de son roman Les dents de l’amour, le lecteur devrait s’arrêter pour méditer la profondeur de ces propos : « Il a quitté l’école à 11 ans, sans jamais y remettre les pieds. Il aurait pu devenir un berger en Toscane où une famille italienne lui donne l’hospitalité, mais de retour au Maroc, il exerce le métier de vendeur de cacahuète. ». Pour beaucoup, à la lecture de ces mots, il s’avère très facile d’entendre quelques échos de la vie de Mohammed Chokri, cet autre écrivain qui, lui aussi s’est forgé sur le tas. Ce parallélisme pour dire que l’écriture n’est pas uniquement question de la maitrise de la langue, mais elle est aussi le fruit des épreuves de la dure expérience d’un homme. Ceci dit, si Youssef Saidi a pu tailler son nom d’auteur, c’est grâce à sa propre expérience. Il n’a pas eu besoin de s’inspirer des dits grands écrivains. 

Telle qu’elle est conçue dans le roman Les dents de l’amour, l’écriture de Youssef Saidi, quoique en phase de sa naissance, se dote bel et bien d’un corps et d’une âme. Sa verve, en guise d’expression claire et nette, s’avère un profond puisement dans l’immense imaginaire des écrivains lus. Parmi ces derniers, il faut retenir le nom de Georges Duhamel, cet écrivain occupe un rang primordial, à la fois, source d’inspiration et élément déclencheur.

Sur la quatrième de couverture, encore une fois, de Les dents de l’amour, on peut lire ceci : « C’est un livre, Les plaisirs et les jeux de Georges Duhamel, acheté à Mulhouse, qui le réconcilie avec la lecture,. Il se souvient alors d’un extrait, qu’il a lu au primaire et cela éveille en lui l’amour des mots qu’il n’a fait qu’ajourner. ».

Ces propos soulignent, d’une façon transparente et à grands traits, la naissance de la vocation du lecteur, ce penchant vers l’univers des mots qui se fait à travers un contact silencieux, contact où aucune médiation n’intervient. Chez l’auteur du roman Les dents de l’amour, le lecteur qui l’habitait toujours, depuis ses débuts, a fait de l’écrivain de Les plaisirs et les jeux une sorte de père spirituel, car, c’est lui qui l’a initié à jouer avec les mots et de se délecter du plaisir qu’il trouvait dans ce jeu. Ce même Georges Duhamel a dit : «  Dans la lecture solitaire, l’homme qui se recherche lui-même a quelque chance de se rencontrer. ». Youssef Saidi était cet homme qui se recherchait, dans ses lectures solitaires et silencieuses. Par la suite, il n’a pas seulement eu la chance de se rencontrer avec lui-même, mais, dans cette même rencontre, le lecteur, en lui, renaquit au sein de l’auteur naissant.

Au court de cette mutation-réincarnation, les réminiscences, restées intactes,  ont pu se transformer en une matière première qui nourrissait la verve effervescente de l’auteur, en devenir.

Dans le concert des voix littéraire, Youssef Saidi fait figure d’un auteur qui émerge d’ex nihilo. Son expérience d’écrivain émane d’un parcours où il s’est instruit lui-même. Autodidacte, il a pris en charge cette entreprise incertaine d’écrire, tout seul, n’ayant eu ni maitre, ni référence, qu’elle soit intellectuelle, universitaire ou académique.

Pour l’essayiste Omar Mounir : «  Aucun diplôme n’est exigé à l’entrée en littérature, la porte est grand ouverte. » p.58. En signant l’écriture de son roman Les dents de l’amour, Youssef Saidi a franchi, avec brio, le seuil de cette porte grand ouverte.

A travers son premier roman, édifice bien construit sur la base solide de la lecture, le profil d’un auteur lucide a commencé à se dessiner d’une façon claire et nette. Son texte, bien ficelé, donne à découvrir une écriture laborieuse. Les mots, bien choisis, donnent à lire des expressions précises et concises. Les phrases, minutieusement, formulées  pour pouvoir contenir un imaginaire débordant.

Dans ce roman, l’auteur fait preuve d’une grande maitrise de la narration, art et technique. Il a pris soin d’aborder l’histoire en la situant entre un prélude, comme ouverture et un postlude comme fermeture, alors qu’entre ces deux clauses, le récit s’articule autour d’un drame passionnel.

Toutefois, ce n’est pas là l’essentiel, au-delà des faits apparents, il faut lire entre les lignes pour dévoiler l’essence des faits narrés. Etant une énonciation, dans l’ensemble implicite, l’écriture ne s’arrête pas, nettement, sur les actes prévus par les personnages, mais elle dépasse cette limite pour expliciter les intentions et pour sonder le fond psychologique des protagonistes, univers du secret et de l’imprévu. Cette façon de narrer a la force de laisser le lecteur toujours en attente. Au fil des scènes décrites, l’auteur, laisse ce dernier sur sa soif, en suspens pour lire davantage.

Note de fin, pour clore cette lecture portant sur le roman Les dents de l’amour. Omar Mounir dans son essai Dans l’intimité de l’écriture évoque l’acte de lire en ces termes : «  Il est deux manières de lire la littérature : avec les yeux du lecteur ou avec les yeux de l’écrivain. Le lecteur s’interroge sur l’histoire et l’écrivain sur l’écriture. » p.60.

Dans le roman Les dents de l’amour de Youssef Saidi, il faut lire à la fois et avec les yeux du lecteur et avec ceux de l’écrivain.car dans ce texte profond et attrayant, les deux ne font qu’un. Dans ce récit, où le lecteur s’est réincarné dans un auteur bien confirmé, Youssef Saidi donne à lire une écriture personnifiée.

Ecrit par Rachid Fettah.

Youssef SAIDI, Les dents de l’amour, Virgule Editions, 2020.

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