Entretien avec le cinéaste et romancier Atiq Rahimi

«En adaptant mes romans au cinéma, je comprends mieux mes mots et mes personnages»

Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef

Une figure de proue de la littérature et du cinéma ! Atiq Rahimi est un romancier et cinéaste né en Afghanistan à Kaboul en 1962. Son premier roman écrit en langue française «Syngué Sabour, pierre de patience» a remporté le prix Goncourt en 2008. Réalisateur de films, le premier long métrage «terre et cendres» de Rahimi a reçu le «Prix du regard vers l’avenir» au Festival de Cannes. A Marrakech, il a présenté son troisième long métrage «Notre-Dame du Nil» en marge du Festival international du film de Marrakech (FIFM) dont il était membre du jury de la compétition officielle. Entretien.

Al Bayane : «Notre-Dame du Nil» est le titre de votre nouveau film adapté du roman de Scholastique «Mukasonga». Qu’avez-vous trouvé de si spécial dans cette œuvre romanesque pour en faire un film ? Est-ce le désir de conquérir un nouveau territoire et continent : l’Afrique ?

Atiq Rahimi : La question est simple : on me l’a proposé. J’étais très réticent parce que c’est la première fois que j’adaptais le roman de quelqu’un d’autre. Ensuite, tourner dans un pays que je ne connaissais pas, dans une autre langue, une autre civilisation et dans un autre continent et dans une histoire qui date de 1973…, il y avait beaucoup de contraintes qui me poussaient à hésiter. Mais en 2017, quand je suis allé au Rwanda pour voir et connaitre le pays, je me suis plongé dans la culture, l’histoire et l’imaginaire des Rwandais, et puis j’ai accepté ce projet.

Quand avez-vous commencé à tourner ce film ? Avez-vous rencontré des contraintes lors du tournage ?

Un an après ma visite, j’ai commencé à tourner. Mais bien avant le tournage, je suis allé au Rwanda pour être seul avec les Rwandais. Sur place, j’ai créé un atelier, c’était une belle expérience. Il faut dire que lorsqu’il y’avait le génocide rwandais en 1994, les médias et écrans du monde entier couvraient également la guerre civile de Yougoslavie, la guerre fratricide en Afghanistan. Donc quand on passait d’une chaine à l’autre, il n’y avait que la guerre sur les écrans. Ces trois tragédies m’ont interpelé. Et quand on m’a proposé d’aller au Rwanda, j’ai tout de suite accepté pour voir et comprendre ce qui s’est passé dans ce pays. J’étais hanté par cette tragédie.

Vous avez adapté au cinéma vos deux  romans «Terre et Cendres» et «Syngué sabour. Pierre de patience». Parlez-nous un peu de ce passage de l’écriture romanesque à l’écriture cinématographique ?

Je suis cinéaste de formation. Quand je suis arrivé en France, j’ai laissé de côté la littérature parce que je rêvais d’abord de faire le cinéma. Et, au début, je ne pouvais pas écrire en français. Ecrire en persan me paraissait aussi inutile. Donc je me suis tourné vers un langage universel, accessible à tout le monde et au travers duquel je pouvais m’exprimer. Donc c’était l’image et le cinéma.

Vous êtes retourné à l’écriture et avez produit en persan. Pourquoi ?

Effectivement. La mort de mon frère durant la guerre civile m’a poussé à écrire, faire le deuil avec l’écriture en persan. Je n’avais aucune intention de publier les livres. C’est venu comme ça… Donc pour moi, le cinéma révèle les dimensions cachées dans le livre. Et, peu importe, en écrivant un livre avec notre langue ou dans une langue étrangère, la langue habite en nous, elle est dans notre inconscient. Ça m’arrive souvent de me demander : «Qu’est ce qui m’a pris d’écrire cette phrase, de créer un tel personnage?»  En travaillant et en l’adaptant au cinéma, je comprends mieux mes romans, mes mots et mes personnages. Je fais des films d’une certaine manière pour que ce qui est dans mon inconscient et mon écriture soit dévoilé au monde.

Vos deux films «Terre et Cendres» et «Syngué sabour. Pierre de patience» ont été coécrits avec deux scénaristes, un Iranien et un Français. Donc deux cultures différentes, deux horizons extrêmement différents. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces deux scénarios écrits à deux mains?

Jean-Claude Carrière est quelqu’un qui a écrit presque dans toutes les langues, aussi bien pour les cinéastes japonais, iraniens, africains, indiens, qu’américains… Il connait le monde entier ; il a voyagé en Afghanistan. Donc il sent la subtilité d’une culture.

Leur collaboration m’a permis de prendre une distance par rapport à mon livre. Je leur demande toujours de révéler ce que mon langage, mes mots, mes personnages cachent, ce que je cache moi-même. J’ai voulu qu’ils montrent une autre dimension de mon livre, et c’est grâce à eux que ce travail a été fait. Ils se posent plus de questions sur mes mots et mes personnages.

Dans le film «Notre-Dame du Nil», il y a une certaine poésie qui absorbe cette violence historique, la cruauté de la société rwandaise déchirée par les guerres. Pourquoi avez-vous opté pour ce choix ? Est-ce un choix esthétique?

Je viens d’une culture poétique. Quoique je fasse, dans mes propres romans et films, il y a toujours de la poésie. C’est fondamental ! Je ne peux pas m’en échapper. Ça fait partie de ma culture ! Traiter la violence comme spectacle, ça ne m’intéresse pas. Ce qui est important pour moi, ce sont les personnages, et puis comment la tragédie et l’horreur s’introduisent dans notre vie poétique. On naît avec une certaine poésie, qu’on soit Afghan ou pas. Ce qui m’intéresse aussi, c’est cette beauté qui existe à l’intérieur de chaque être humain, à l’intérieur de chaque culture et de chaque société.

Dans ce film, vous avez conquis l’Afrique. Entre l’Afrique centrale et le Nord d’Afrique, qu’est ce qui vous a marqué le plus ?

Je suis proche de la culture marocaine et de la culture rwandaise. Il y a cet aspect commun de notre culture qui est la religion de l’Islam qui remonte à des siècles. Nous avons des références religieuses. Par ailleurs, j’ai découvert la culture marocaine à travers les films marocains que j’ai regardés lors du Festival du film de Marrakech. Et le beau paysage… évidemment, ça me touche énormément parce que j’ai tourné mon film «Pierre de patience»  à Casablanca. Dans certains gestes et regards, j’avais l’impression que je tournais dans mon pays. Il y a eu beaucoup de Marocains qui ont joué le rôle d’Afghans et d’autres nationalités. Ce n’était pas aussi étranger pour moi ! Au Rwanda, ça l’était, puisque nous sommes différents à plusieurs niveaux : couleur de la peau etc…

Votre roman «Pierre de patience», qui a décroché le Prix Goncourt, a été écrit d’abord en français avec un style camusien. Il a été édité chez P.O.L, qui à l’époque, était un petit éditeur. Comment a-t-il accepté ce roman à succès, sachant qu’il était écrit dans une langue étrangère ?

Je connaissais l’éditeur quand j’étais étudiant grâce à ses publications. C’est un éditeur cinéphile, notamment avec son magazine Trafic publié par P.O.L, ou le «positif» qui a été édité par le même éditeur et tous les livres de Serge Daney, grand critique français. Et puis les dernières œuvres «Marguerite Duras» et «Georges Perec». Pour moi, c’était une maison d’édition poétique d’une certaine manière. Et cela m’a touché quand il a accepté de publier mon roman alors qu’il n’avait pas l’habitude de publier soi-disant la littérature du tiers-monde, la littérature étrangère tout court. Quand je l’ai rencontré pour la première fois, je lui ai posé une question, ni par modestie, ni par arrogance, c’était juste par naïveté ou par curiosité. Je lui ai demandé : «pourquoi voulez-vous publié mon livre ?» Il m’a dit une phrase qui est restée et restera dans ma tête pour toujours : «parce que derrière l’écriture, j’ai vu quelqu’un qui croyait aux mots».

En ces temps froids marqués par la montée en flèche de la violence et des discours populistes, comment le cinéma et la beauté des images et des mots peuvent-ils réhabiliter le monde et le rendre plus habitable?

Il faut que les cinéastes se battent contre cette dictature de la pensée, du nationalisme, du racisme. Le cinéma est le seul moyen pour y faire face parce que le 7e art est un medium accessible à tout le monde contrairement à la littérature. Plusieurs livres ne sont pas traduits; plusieurs personnes sont analphabètes. Par contre, tout le monde peut regarder un film. Nous pouvons partager notre combat contre toutes ces injustices et phénomènes par le biais du cinéma. 

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