La femme dans le drapé de l’écriture

Une Femme cinq Hommes, roman de Mina Shaqi

Une femme Cinq hommes titre du roman de Mina Shaqi publié en 2020 par Slaiki Akhawayne Editions. Ainsi formulé, ce titre s’ouvre sur plusieurs interprétations. De cette formulation, il faut retenir, entre autres interprétations, que la femme est un être toujours réduit et rabaissé, dans son unicité, devant la suprématie et  la grandeur de l’homme considéré comme étant toujours être multiple. Cet intitulé, ainsi conçu, pousse aussi le lecteur à s’interroger sur cette inéquation où la femme est toujours la seule inconnue. Pourquoi la femme est toujours perçue comme singularité ? Et pourquoi l’homme est souvent considéré comme pluralité ? Ces questionnements trouvent certainement quelques éléments de réponse dans l’imaginaire collectif dominé par l’autorité de l’homme et son hégémonie patriarcale, surtout dans les pays arabo-musulmans.

Le roman Une femme Cinq hommes de Mina Shaqi, comme titre et comme histoire, renvoie à un recueil de poèmes, intitulé Eloge à la femme, qu’un poète suisse a consacré entièrement à la femme. Dans la préface de ce recueil le lecteur peut lire ceci « Femme, chef-d’œuvre d’inspiration. La littérature aborde la femme comme un chef-d’œuvre d’inspiration, d’où elle émerge – comme d’un écrin – de l’incommensurable nombre d’ouvrages qui lui sont dédiés. Ce recueil est dédié à la femme il est écrit avec la plus grande humilité pour les femmes mais c’est à nous les hommes de le lire ». Ces propos laissent bel et bien entendre la place qu’occupe la femme dans l’imaginaire de ce poète « Un chef d’œuvre d’inspiration ». Mais, Si dans le titre de Mina Shaqi la femme est Une et une seule devant cinq hommes, dans le recueil de ce poète, l’homme est Un et unique devant toutes les femmes.

De ce fait, si, d’après la sensibilité du poète suisse, produit de l’imaginaire occidental, en tant que berceau des libertés, la femme est admirée et vénérée comme créature de lumière, source de pureté et d’inspiration. Révolus sont les temps où les poètes célébraient et chantaient la femme, sa beauté et sa grâce. Aujourd’hui, dans le monde oriental, contrée du soleil levant, elle est devenue synonyme de laideur, de disgrâce…voire sujette à une pure et simple deshumanisation.

La littérature, en étant mémoire des peuples, accentue elle aussi cette image informe de la femme, considérée comme foyer de toutes les dépréciations. Shéhérazade, héroïne des contes des mille et une nuits, a vécu toutes ces  nuits blanches et interminables. Elle devait dissuader le prince Shahryar de la tuer. Pour échapper à cette menace, elle était obligée de lui raconter chaque nuit une histoire. Et depuis, Shéhérazade incarne le désespoir et l’espoir de la femme face à la tyrannie de l’homme.

Au Maghreb extrême, beaucoup d’écrits laissent voir la femme comme  être vidé de son essence humaine, réduite et figée par le regard de l’homme pour demeurer à jamais occultée , voire une présence-absence à considérer toujours au-delà d’un voile opaque et épais. Au fil des récits, à dominance masculine, elle se crée et se recrée, telle une figurine qu’on façonne et refaçonne à l’infini.

Une femme Cinq hommes, roman en apparence matérielle mince, mais comme récit qui soulève la question brulante de la femme, ce texte donne à découvrir une histoire profonde, qui en dit long, d’une façon démesurée.

Mina Shaqi, que ce soit dans son roman précédent ou dans Une femme Cinq hommes, se révèle comme étant une auteure habitée par l’univers en apparence stagné et  calme en surface mais très agité au fond, celui de la condition de la femme : ses souffrances, ses espérances, ses rêves et sa raison de vivre et d’être.

Ce roman donne plutôt à lire un récit composé avec beaucoup de doigté et de minutie. Ecrit avec beaucoup de subtilité marquée par moult retouches féminines. Tel un ruissellement concentré, creusant lentement une roche, l’action jalonne le texte sous forme d’insinuations fines et infinies. Le tout laisse voir une composition fascinante où la femme constitue à la fois le fond et l’arrière fond de l’histoire qui se trame autour d’elle.

Les événements racontés, dans ce récit, remontent à une période marquante dans l’histoire du pays, à savoir les années 80 et 81, plus précisément les jours noirs qu’a connus la ville de Casablanca lors du soulèvement du peuple. A propos de ces incidents, l’auteure écrit : « Casablanca qui bouillait en sourdine était encore sous le choc suite aux émeutes sanglantes du 20 Juin 81 où des dizaines de victimes les Chouhada d’Alkoumira (les martyres de la baguette de pain) tombaient comme des feuilles mortes en automne », Une femme Cinq hommes, p. 19.

Cette référence historique, avec tout son poids symbolique, trace à grands traits les contours qui encadrent l’histoire dans ce roman. Tout au long du récit, cet événement laisse entendre ses échos en conditionnant le destin des personnages. Incident déclencheur qui donne un ton grave et pesant à la narration.

Dans le titre, quoiqu’elle soit prise, d’une façon minimisée, dans sa singularité, dans le récit la présence de la femme couvre toute sa pluralité. A la fois fille, épouse, sœur, mère et amie. Elle incarne la fidélité, la douceur, la tendresse, le courage et le sacrifice.

Dans Une femme cinq hommes, en guise de résumé, l’histoire tourne autour de la disparition d’une femme, Mariam l’épouse de Youssef. Du jour au lendemain, elle a disparu sans laisser de traces. Personne n’a pu comprendre les raisons de sa disparition, ni son mari Youssef, ni sa famille, ni son amie intime Sofia. Après deux jours de recherches sans résultats, c’est un inspecteur de police nommé Khamiss qui prend en charge l’affaire de cette disparition. Et l’enquête est ouverte.

Pour bien suivre, de bout en bout, le fil conducteur de la narration, l’auteure Mina Shaqi y a mis toute son ingéniosité créatrice en ayant confiance en sa verve expressive. Elle a fait en sorte que son récit ne soit pas réduit au schéma simplifié d’une enquête policière. Elle s’est servie de son imagination illimitée pour injecter une grande dose de créativité romanesque en apportant des touches artistiques à son écriture.

Dans le choix des personnages, par exemple, comme notes originales, elle leur ajoute des traits spécifiquement distinctifs. Pour l’inspecteur de police Khamis, elle l’imagine comme quelqu’un de lettré, amoureux des livres, de la lecture et de la poésie. Conçu ainsi de façon à ce que tout en lui se contraste avec l’image du policier brutal, ingrat, violent, sans gout et sans imagination. Quant à l’héroïne, Mariam, la disparue, elle est présentée comme une femme au foyer, dotée d’un caractère romantique, femme de lettres, grande bibliophile qui, non seulement lit énormément, mais qui écrit en composant de très beaux poèmes. C’est ce qu’affirme son mari : « Elle est un vrai rat de bibliothèque, elle répète souvent que les livres sont les meilleurs et les plus fidèles amis » P. 50.  Outre ce choix singulièrement significatif des personnages, le récit contourne nettement et à merveille une trame bien ficelée.

Pour tenter d’apporter des explications à cette disparition mystérieuse, au fur et à mesure que l’auteure pose des questions pour combler les zones vides dans la personnalité de Mariam, l’inspecteur multiplie les interrogatoires, et le mari se trouvait, quant à lui, pris par d’interminables  monologues internes.

Face à ces interrogations sans réponses, beaucoup de zones demeurent noires dans la vie personnelle de la femme disparue. Toutes les personnes interrogées : l’épouse, le père, la sœur, l’amie intime et les voisins n’ont pas pu apporter la moindre lumière qui puisse mener à la solution de cette énigme.

Au cours de l’enquête, trois hommes surgissent, ils constituent des balises pour l’évolution des recherches. En s’appuyant sur des indices révélés dans les correspondances que la disparue a eues avec ces trois hommes, l’inspecteur a fait subir des interrogatoires à ces trois suspects, mais en vain.

Le mystère s’intensifie davantage à chaque fois que l’un de ces suspects est interrogé. Pour le premier, Mariam la disparue porte le nom de Laila, pour le second, elle s’appelle Sara et pour le troisième, elle se nomme Nejma. Une même femme mais avec trois noms différents. « Cette Mariam est un mystère » commente le narrateur P. 79. En dépit des indices, d’abord la photo de la disparue, puis sa Khamssa, ensuite le livre intitulé La mère de Maxime Gorki et enfin l’agenda son (journal intime), le mystère ne s’arrête pas uniquement au niveau de la disparition, mais il s’étend sur la vraie identité de Mariam, l’autre mystère qui va pousser son mari au désespoir, « Est-ce bien sa femme ? Non, ce n’était pas possible ? Une autre femme peut-être » P. 105.

En lisant le journal intime de sa femme, il s’est rendu compte de la profondeur du secret qui ne cessait de mettre en doute la fidélité de sa femme. Il n’était pas le seul dans la vie de sa femme, car trois hommes ont partagé avec lui ce privilège de la conjugalité.

Ces découvertes cruelles l’ont poussé, avec beaucoup de remords, à se rappeler d’un détail clé : « Il se rappelle à l’instant que ce matin même, sa femme était debout au balcon et regardait au loin. Quelque chose la préoccupait et semblait vouloir lui parler, mais au liey de l’encourager à le faire, il sortit prétextant qu’il avait une journée trop chargée. Une fois la porte fermée, la maison sombra dans un silence de cimetière » P. 11.

Donc tout le mystère se condense dans cette scène : Une femme préoccupée par un problème, sans doute personnel, qui voulait se confier à son mari, mais ce dernier insouciant n’a  eu ni le temps ni l’attention pour l écouter.

Il se rappelle maintenant bien ce moment éclair où en se réveillant, en pleine nuit et où sa femme n’a pas pu dormir : « A sa grande surprise, il se rendait compte que sa femme avait quitté le lit. Perchée au balcon et l’air songeur, elle regardait au loin, prête pour s’envoler »  P. 24, et elle s’est envolée.

Dans Une femme Cinq hommes, dans son écriture, Mina Shaqi procède à la manière des chercheurs d’or, la narration tente de dévoiler tous les mystères et tous les secrets. Recherche interminable de la femme disparue, l’écriture donne à voir un drapé, une infinité de plis et de replis, où, en ce sens, écrire consiste à ouvrir et rouvrir ces plis et replis. Ouverture et réouverture qui tendaient vers l’infini. Parce qu’en fin de compte, l’écrivain n’arrive jamais à achever son écriture, il ne termine un texte que pour entamer un autre, et ainsi de suite.

Le roman de Mina Shaqi, comme beaucoup d’autres, est ouvert sur toutes les lectures possibles. Un texte n’est jamais clos. Au-delà de l’histoire de la disparition de Mariam, suite à quoi une enquête est ouverte, si on prend cette disparition comme métaphore, il est questions de toutes les interrogations autour de l’être et le non être de la femme marocaine.

L’idée de la disparition, dans le texte, devrait renvoyer à la situation de la femme au Maroc. Comment elle se représente elle-même ? Comment elle est représentée dans l’imaginaire collectif ? Quelle place occupe-t-elle réellement dans la cité des hommes ? Jouit-elle vraiment de ses pleins droits ? Est-elle connue et reconnue comme personne intègre et intégrale ? A-t-elle réussi à se débarrasser des préjugés, stéréotypes et clichés qui font d’elle un être inferieur, sous doué et subordonné à l’homme ? Se reconnait-elle dans l’image qu’on fait d’elle dans les médias, dans la littérature, dans la politique ?

A travers ces interrogations et bien d’autres, la femme telle qu’elle est représentée au sein de la société actuelle, à dominance patriarcale, demeure toujours un être disparu,  qui se cherche et qu’on cherche, un être vivant non identifiable. Si à la fin de  A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, ce temps objet de la quête demeurait introuvable, dans ce roman, la femme sujet de cette écriture relève de l’énigme, et du mystère.

Pour clore, dans Une femme cinq hommes, l’action remonte aux années 1980-81. A cette époque, les femmes qui écrivaient étaient rares, car depuis les années 1960, les femmes étaient perçues et représentées uniquement par les hommes. Les premiers textes de ces derniers racontaient des histoires de femmes qui se trouvaient dans des situations marginales, rejetées par la société des hommes. Des titres de romans comme Harrouda de T. Benjelloun ou Messaouda d’A. Serhane en étaient de bonnes illustrations. A. Khatibi dans son premier roman, récit-poème intitulé La mémoire tatouée a écrit ceci : « Euphorbe est ma mère, désert est ma mère, oasis est ma mère ». C’est pour dire que les auteurs de cette époque ont fait de la femme  une source intarissable qui irriguait leurs écrits, poétiques ou prosaïques..

De nos jours, les femmes ont pris leur destin en mains, ce sont elles qui racontent leurs propres histoires. Par le biais de l’écriture, elles tentent d’exorciser les démons qui habitent le corps féminin. Elles écrivent pour remédier aux maux qui traumatisent l’âme et le corps de la femme. Ainsi leur écriture devient un champ, à la fois, de combat et de lutte pour leur survie physique et symbolique. Dans cette citation de l’écrivain Claude Louis-Combet : « Ici, la femme n’appartient qu’à la femme », par l’adverbe de lieu Ici, il faut entendre dans les écrits des femmes, dont ce beau texte Une femme Cinq hommes.

Mais la question qui demeure posée : Jusqu’à quel point ces écrits des femmes arrivent-ils à changer les mœurs et les mentalités dans une société alourdie du poids de la tradition orale bourrée de dictons qui rabaissent la femme et salissent son image ? Tels ces propos, traduits du dialecte arabe, grosso modo, en ces termes : « Consulte l’avis de l’homme et applique-le, consulte l’avis de la femme et rejette-le ». Dans son récit Une femme Cinq hommes, Mina Shaqi tente de dissuader les hommes qui raisonnent selon ce genre de diktat.

Ecrit par Rachid Fettah

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