L’autoportrait d’un ange déplumé

Dans Résidus d’un autoportrait, Saïd Ahid poétise l’autoportrait infernal d’un ange déchu et déplumé tout en reconstruisant le puzzle de sa mémoire et de son corps. Cette reconstruction de l’identité fragmentée du poète ponctuée de solitudes surpeuplées et juxtaposées fait de cette œuvre l’expérience d’une errance, d’un deuil qui n’aboutit qu’au Néant :

«Néant je serai, m’éterniserai avant de me décapiter»

Mansoum (1)Tout se passe comme si la parole poétique, quand on est nu devant les bêtes fauves du langage ou au bord de l’abîme, devrait s’insurger contre les obsèques de la mémoire et contre l’absurdité de l’Histoire qui broie les idéaux. Les cinq parties qui composent l’œuvre à savoir «Aurore, mon œil», «le temps difforme», «Apostasie du regard», «Résidus et cendres», «Quête mortuaire» et «Sacrilèges ressuscités» peuvent être lues, en fait, comme des escales dans ce flux migratoire (je est pluriel), des moments dédiés à la contemplation et de méditation sur un cheminement ontologique.

Dans la première partie du recueil, «Aurore, mon œil»,  le poète veut saisir ce moment immaculé de l’étonnement originel  devant cette supposée virginité du monde.  Ce Paradis de l’enfance défiguré qui passe d’abord par le regard comme si l’œil du poète, à qui on a confié de peindre sur le mur de l’enfer, était la mémoire d’un songe cosmogonique.  Le feu, l’eau, la terre et l’air, ces quatre éléments avec lesquels nous  entretenons, selon Bachelard,   un rapport privilégié et devant lesquels nous éprouvons une affinité, une sensibilité particulière fascinent et subjuguent l’enfance du poète comme source inépuisable de l’imaginaire poétique.   Il ne s’agit pas, donc, dans cette partie du recueil enivrante  d’une sympathie passagère, mais plutôt d’une vibration  singulière et profonde qui s’enracine, sans doute, loin dans l’imaginaire du poète au niveau  de son inconscient, en liaison avec ce paradis perdu

«La brume enivre

Le ciel nocturne

Les flots sont offrandes originelles

De la Mer Cosmogonique.

La mer honore

Les astres sacrés

Sans les engloutir».

Le  monde que nous dévoile le poète au début est un univers fait d’osmose et d’harmonie où les sensations glissent vers la correspondance et où le mythe mésopotamien de Gilgamesh côtoie les saints de Doukkala. Ce désir incommensurable de réconcilier le paradoxe se traduit non seulement par l’alchimie du parfum baudelairien mais à travers la figure de l’oxymore qui jalonne l’œuvre. Le deuil du paysage idyllique est fait de dilection, d’enivrement, d’enchantement et de félicité. Cependant la nostalgie rend le catharisme via la parole poétique salvatrice aussi lourd que douloureux. Ainsi, le passage à « cette chienne de survie» «au désenchantement »,  «aux fulgurances du hideux»; les chikhats en prostituées est vécu comme une blessure ontologique, un aveu de culpabilité :

«Excusez l’autoportrait

dames dévouées,

sirs bienséants,

excusez-le excusez-moi,

je vous prie,

je vous en prie

si je/nous ne taisons pas ses fabulations»

Le dévoilement, la mise à nu du vampirisme du temps ainsi que de la dimension chronophage de l’art qui donnent du sens  au vers baudelairien qui ouvre l’œuvre « Ne cherchez pas mon cœur, les bêtes l’ont mangé » ne font suggérer qu’il s’agit, quelque part, d’un imaginaire chrétien qui plane au-dessous de l’œuvre. Cet imaginaire se réincarne non seulement dans cette tentative insupportable de dire l’indicible et la cruauté, dans cette imaginaire bestial et scatologique mais aussi dans cette mise en spectacle de cette déchéance corporelle :

«Une cime dans chaque œil

 les oreilles tranchées

 les pores de la peau murée

 les narines en immersion dans les pets.

 La langue tronçonnée».

«Sous le déluge,

vers le soleil ténébreux,

la clameur des fragments engendrés

rampait».

Le corps décapité, amputé basculé vers l’abject est intimement lié au déluge qui engloutit la langue.  Fidèle à la philosophie de Heidegger et à son principe : la langue est la demeure de l’être,  le poète  est convaincu que la chute des valeurs et la déconstruction  du monde et de l’être passe nécessairement par le naufrage de la langue  ainsi que sa renaissance passe via la création d’une langue nouvelle.

«je dépoussière mes mots,

prétendument sacrés»

Dans résidus d’un autoportrait de Said Ahid, trois cercles lumineux s’interpénètrent :

AhidLe cercle poético-esthétique : il s’agit d’une écriture poétique qui tend à s’échapper de cette standardisation de l’imaginaire, caractérisée surtout par une transe baudelairienne faite de lumière et d’argile. Autant les flots des images poétiques s’enracinent et s’embrasent dans  les profondeurs terrestres  autant leurs ailes sont épris par ce feu de l’éther, «ce soleil ténébreux»  et par cet élan spirituel lumineux. Les mots sont des créatures insaisissables qui se nourrissent de leurs destins  pareils à ces chevaux « sauvages » qui, au lieu d’être capturés et domptés, préfèrent plutôt se donner la mort en se jetant dans les splendeurs.

Le cercle philosophique : l’expérience poétique de Said Ahid, dans résidus d’un autoportrait,  s’inspire  de la logique du sens de Deleuze dans la mesure où le poète dans sa quête ou plutôt son errance s’inscrit dans le devenir, cette forme dégradée de l’être. «  Son temps a cessé d’être le votre. Il n’adhère plus à votre présent » disait-il. L’errant, dans ses flux migratoires,  épouse, ainsi,  la dimension de l’étant et non pas celle de l’être en faisant l’éloge de la Trace et non de la Présence.

 «Je la quête,

 la trace qui m’est propre»

Face à cette obsession qui jalonne l’œuvre. A cette question kantienne fondamentale  Que m’est-il permis d’espérer? Le poète emprunte, pour s’émanciper de la horde, les lignes de lumière du verbe. Les propos du  Livre des Stations de Niffari avec lesquels le poète ouvre son texte trouvent leurs échos à la fin reproduisant par là la figure du cercle lumineux avec toute sa portée symbolique. « En ma trace, les sceaux de la lumière ancrés dans une Station d’Al Niffari, se contractent ou se dilatent, se plient, se cachent ou se manifestent, pour résister » la lumière qui émane du langage poétique pourrait sauver aussi bien sa parole que son silence des affres des altérités.

Le cercle politique : Si on veut dépersonnaliser l’œuvre, on peut se demande si cette tendance fragmentaire de l’égo et ce morcellement identitaire ontologique ne sont-ils pas, quelque part, l’expression de cet éclatement de l’identité de notre paysage politique surtout la gauche ?

En réalité, il faut affirmer que l’homme, aujourd’hui, éprouve une grande déception par rapport aux idéologies, aux politiques et aux grandes idées humanistes de  la mondialisation qui était érigée au début comme un rêve, un très beau poème qui nous a promis le paradis mais elle n’a pas tenu sa promesse. L’idéal utopique d’une humanité idyllique caractérisée par cette «interpénétration culturelle» et vivant en parfaite symbiose a été balayé par le vent de la mondialisation.

En effet la mondialisation, tout au contraire, a creusé les inégalités et les écarts sociaux, a renforcé le communautarisme et le fanatisme religieux de «l’instinct grégaire de la horde animale». Elle  tend à gommer les particularités en  standardisant les goûts, les rêves et les fantasmes. Elle a crée cette géographie variable où l’homme n’est pas traité de la même façon  dans chaque point de la planète.  Elle a aiguisé la convoitise humaine, son désir effréné et son appétit déchainée  pour profit produisant des effets pervers et terrifiants.

Jorge Luis Borges, le grand écrivain et poète argentin,  disait un jour  qu’en voulant retracer cette labyrinthe du monde dans son œuvre, il s’est aperçu qu’en fait qu’il ne faisait que repeindre le puzzle de son visage. Said Ahid, je pense qu’il a emprunté le chemin inverse. En voulant reconstruire les résidus de son autoportrait, les traces de ses fulgurances ontologiques l’ont conduit à esquisser ce musée labyrinthique d’horreurs qui n’est autre que le monde momifié et déshumanisé d’aujourd’hui.

Rachid Mansoum

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