«Le Printemps des feuilles qui tombent»  

Abdelhak Najib dévoile la face cachée de la grande métropole Casablanca : la centrifugeuse d’une jeunesse broyée

Avec ce «Printemps des feuilles qui tombent», nous basculons vers un tout autre registre avec Abdelhak Najib, journaliste, grand reporter, essayiste, Prix Rotary 2016,  critique d’art,  et spécialiste du terrorisme que l’on ne présente plus. L’allure revigorante de son premier roman au succès unanime s’assombrit davantage avec cette deuxième parution, laissant place à un paysage casablancais obstrué, morose et extrêmement délabré. L’histoire est celle de deux amis vivant dans la médina de Casablanca. Le destin a voulu que l’un soit leader du mouvement dit du 20 février, l’autre, marchand de poisson ambulant. Ils sont pris dans la fièvre de remporter le concours de nage, organisé par les autorités espagnoles en vue de traverser le détroit de Gibraltar.

Une descente aux enfers dans la ville damnée  

Une angoisse écrasante tétanise le plus enthousiaste des lecteurs et ce, dès l’orée du texte : l’auteur nous comprime entre l’hiver et l’été, en occultant, non sans malice, la saison intermédiaire. Ce printemps maudit annonce ses prémisses dès le titre. Abdelhak Najib décrit l’apocalypse des temps modernes, la lutte de l’homme contre l’homme, l’aspiration ridicule à un avenir qui n’est plus prometteur.

Tout espoir dans le roman est annihilé dans l’atmosphère nauséabonde de la grande métropole qui carbure au mensonge et à l’hypocrisie. Abdelhak Najib revisite le thème de la descente aux enfers et le décline en plusieurs variantes. Nous y sommes de plain-pied ! L’enfer n’est pas uniquement les autres, comme disait Sartre. Il est actualisé pour Abdelhak Najib et se passe hic et nunc.

L’auteur défait les clichés et les réintègre différemment au texte : la nature n’est plus cet havre de paix bienveillant. Dans «Le Printemps des feuilles qui tombent», l’olfactif se mêle à l’audible pour libérer des relents acides dans des cœurs, ô combien irrités par les déceptions récidives. L’aurore n’est plus cette naissance renouvelée à l’infini. Sa maille lumineuse est un marqueur, dans le sens chimique du terme, qui révèle la laideur de la capitale économique au réveil « un amas d’os et de peaux sèches, dérive dans les ruelles sombres et les cafés désuets». Cette critique acerbe d’une société enturbannée de préjugés ne se fait pas sans ironie et frôle même le sarcasme. Le chapitre «Marx est mort» en est le parfait exemple.

Des personnages désagrégés au bout de la rupture avec eux-mêmes 

Le héros chez Najib souffre d’un certain autisme car, malgré l’éternelle incompréhension qui le sépare du monde, il hésite et résiste à lâcher complètement prise et reprend la même réplique du héros camusien : «Je ne capitule pas». Face à une société poreuse qui distille son venin à petites doses pour alimenter les combines et autres machineries d’un système gangrené par des maux insolubles, le monde abyssal du roman, lui, reste définitivement ankylosé : tout mouvement est de l’ordre du laborieux ; le progrès, lui, relève du miracle ! Désuète et au bord de la décadence, la société flirte dangereusement avec l’anthropomorphisme.

Les personnages du «Printemps des feuilles qui tombent» sont des entités disloquées, éparpillées à la fois et captives dans la résille gluante du doute. Claustrophobes dans leur propre chair, ces individus semblent emmurés dans une solitude existentielle et sociétale. Livrés à un «moi» chancelant, ils s’agitent entre deux impossibles. Déshumanisés enfin, ils prolongent une ligne droite parallèle à un destin qui leur échappe et se dérobe sous leurs pieds. Casablanca, la machine infernale est cette figure asexuée qui se tient implacable et amorphe, tournant le dos à une mer verdâtre et moisie. Elle fixe, sans aucune alternative, un présent plus sanguinaire que suffoquant. L’illustration de couverture qui reprend un tableau célèbre du grand Bouchta Hayani revêt donc ici toute sa signification.

Seule la mère semble constante dans sa résignation. Insécure et dépassée par les événements, elle tente, bon gré mal gré, de maintenir l’équilibre grotesque d’une image fantomatique : celle de la famille marocaine, heureuse et satisfaite. C’est une sorte de mère Carrar qui se dresse avec son pain. D’ailleurs, la référence à cette denrée revient sous la plume de l’auteur, lorsque Saïd, le petit frère du héros ne manque pas de souligner à ce propos : «Mais non, vous ne mangez jamais, vous. Vous pensez trop. Vous vous coupez l’appétit tous seuls. Moi, je suis fixé sur mon sort. Alors je mange et je ne m’en fais pas». 

La mise en crise du roman d’apprentissage 

Abdelhak Najib, en vrai marionnettiste, s’évertue à maintenir ses personnages dans un état d’apesanteur. Une menace mystérieuse dérange et persiste comme cette épée de Damoclès qui risque de tomber à tout moment. Simohamed, une sorte de Don Quichotte revisité, combat lui aussi ses démons ; sa lutte est acharnée, continue et vaine. Perçant le flanc de la mer, ce héros désillusionné chevauche les vagues qui prennent les mêmes sinuosités périlleuses que celles des montagnes russes. «Je suis un escaladeur de vagues», dit-il.

Si les symboles de la peine chez Homère s’arrêtent au mythe de Sisyphe, condamné à  pousser son rocher sans discontinuer, ou celui de Prométhée, éprouvant les douleurs d’un foie rongé indéfiniment par l’aigle, Abdelhak Najib, lui, invente son propre mythe de l’affliction et trouve  la formule adéquate pour le décrire: l’image inattendue de la nage horizontale: le héros s’abandonne à des allers-retours dans l’interminable indigo de l’Atlantique. A la fin de la journée, ce même élan échoue sur la rive avec chaque coucher de soleil. Ne subsistent alors que l’amertume dans l’âme et la douleur dans les muscles.

«Il y a souvent plus de choses naufragées au fond d’une âme qu’au fond de la mer». V.Hugo 

L’axe qui fédère le roman d’Abdelhak Najib est la mer, entité singulière et familière à la fois. Elle est hissée au statut de personnage. C’est d’abord ce collyre qui assainit le regard sur le monde pour le révéler encore plus horripilant. C’est un palliatif à la distance séparant Simohamed de sa bien-aimée qui a choisi un exil volontaire vers l’autre côté du continent. Ses allers-retours ne sont qu’une tentative de suturer une ancienne plaie de cœur. Les vagues escaladées par le héros sont autant de démons vaincus dans la sueur de l’effort. L’eau est de ce fait un puissant lénifiant !

La plongée est surtout intérieure. Elle s’opère dans les tréfonds de l’âme, de haut en bas et de long en large. Nous parlerons donc d’introspection et de retour aux origines : la mer, seconde mère, accueille le personnage principal dans son immensité amniotique. Libre et libéré de tout, Simohamed retrouve l’agilité et l’insouciance du non-être ou de l’avant-naître. Ressusciter alors dans cette onde souterraine est ce qui lui permet de préserver son humanité, loin de l’hostilité urbaine. Et dans la grande métropole, point de déperdition : le mal nourrit le mal selon un cycle parfaitement chaotique et décevant à souhait. Pourquoi donc la mer ? N’est-ce pas l’eau qui désamorce, selon les lois de la physique, un choc assassin ? La perforation de tous ces rêves est plus cruelle donc lorsqu’elle se fait sans heurt.

Amour, gloire… et brutalité  

Une scène échappe pourtant à la vision cauchemardesque du roman : l’auteur, en parfait andragogue, soutient que le désir de la chair est une douce échappatoire pour l’homme. La nuit vécue par les deux amants est rendue dans une sensualité sans égale et contraste de facto avec le mouvement de la descente vertigineuse aux Enfers. C’est une ascension vers un univers subliminal où la passion éclate en vraie nébuleuse, libérant des «particules incandescentes» et reprenant par mimétisme le mystère des origines. Abdelhak Najib écrit :» Le monde est à ses premiers balbutiements. Il se cherche. Il tâtonne pour se créer une vie en dehors de ces deux corps, maintenant allongés l’un près de l’autre, mais tenus par le fil imperceptible de la révélation». L’amour panse les crevasses de l’âme et pour la première fois, se détachent les couleurs de la vie : rose, blanc et bleu. Une douceur authentique qui enveloppe les amoureux dans un cocon orgasmique.

Le style d’Abdelhak Najib, ferme et tranchant, épouse bien l’image qu’il rend de la ville de Casablanca : une grande fosse commune où gisent des mots et des cadavres, inertes et sans appel. Un sanctuaire où s’évanouissent les rêves d’un peuple dont la naïveté est déflorée par la barbarie du vécu. Et quand il est question d’une lueur d’espoir, la plume de Najib la rappelle aussitôt au chaos comme une mèche rebelle à l’ordre pré-établi, voire prédestiné ! Et ce sont les personnages de Khalid et de Salma qui incarnent ce rêve déchu de toute une jeunesse marocaine. Il a fallu que le premier soit abattu sauvagement par des terroristes et que la seconde envisage de quitter le pays pour tenter le bonheur, ailleurs. L’auteur cultive la parodie de l’optimisme : cessons d’investir dans l’homme, semble-t-il nous dire.

Les murailles de la médina se joignent au béton des grandes tours pour se fermer sur les jeunes têtes rasées et les précipiter dans l’abîme de l’ignorance. «Ils sortent de là, œuvres achevées avant l’heure, produites à la va-vite pour remplir une tâche et s’évanouir dans la nature.» Une odeur de crime menace de se répandre et de commettre l’irréparable. Ce sont là les termes d’Abdelhak Najib lorsqu’il se prononce sur le prochain roman à paraître et qui sera le dernier de cette trilogie morbide «made in casa», un livre plus improbable encore et plus noir. Jusqu’où l’auteur de ces territoires poussera t-il le chaos? Affaire à suivre…

 El Akkari Fatima Zohra

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