Le théâtre marocain : une mémoire trouée.

Par Ahmed Massaia

La mort des hommes et des femmes de théâtre nous ramène souvent à nos questionnements quant à leur raison d’être au sein de la société et à la réalité de notre création théâtrale. Les informations les concernant, souvent laconiques et expéditives, nous donnent l’impression de vivre l’impondérable. On se rappelle enfin que le défunt ou la défunte ont réellement existé. On se lamente alors sur leur sort pour faire bonne conscience avant de les enterrer à jamais dans les plis de la mémoire.

En l’espace de quelques jours, deux évènements mortifères ont retenu mon attention : la mort de l’autre côté de la Méditerranée de l’immense acteur Michel Bouquet et de Rachida El Harraq, de ce côté-ci de notre Mare Nostrum. Deux artistes qui ont « fait la cuisine », pour reprendre le mot de Michel Bouquet, pour des milliers de personnes sinon des millions pour le monstre sacré du théâtre français. Certes, comparaison n’est pas raison. Il y a loin de la coupe de champagne que prend l’acteur français après chaque consécration aux lèvres de la belle actrice marocaine qui s’est abreuvée des textes de son défunt mari Mohammed Ahmed Al Basri sans jamais résorber en elle la passion du théâtre qu’elle a longtemps pratiqué. Michel Bouquet, à la carrière prodigieuse, est un acteur éclectique, touchant à tous les genres, diversifiant les rôles et les styles, jouant sur les planches des théâtres jusqu’à n’en plus pouvoir (il arrête sa carrière à l’âge de 93 ans – il est mort à l’âge de 96 ans), laissant derrière lui une œuvre immense (pièces de théâtre, films, entretiens, lectures, écrits,…). Et toujours avec l’humilité et l’amabilité qu’on lui connait, des qualités qu’on pourrait aussi reconnaître en notre regrettée Rachida El Harraq, une actrice que feu son mari avait poussé toute jeune encore vers les planches et ne les avait quittées que contrainte par l’indifférence et l’oubli. Durant sa carrière de comédienne, elle n’a pas cessé de faire des progrès, diversifiant les rôles au théâtre, au cinéma et à la télévision sans jamais penser un seul instant prendre sa retraite parce que se sentant gavée de tubes cathodiques ou des projecteurs de théâtre.

Longévité, discrétion et persévérance, là s’arrête la comparaison car les univers où ils ont évolué sont à des années lumière l’un de l’autre. L’un est né dans un pays aux traditions théâtrales séculaires, où la culture est le pain quotidien de tout un peuple et surtout l’un des ferments du développement économique et social, un pays où l’artiste est au centre des préoccupations des pouvoirs publics qui lui procurent soutien et considération, qui le font entrer au panthéon des grands de la nation. On ne l’oublie pas quand il quitte ce monde. Lors de sa mort, les médias accourent pour exhumer ses plus belles œuvres pour les offrir de nouveau au public, à la jeune génération surtout qui doit toujours faire le lien des générations. Michel Bouquet le disait souvent : je suis un acteur du passé, insistant sur la filiation, s’abreuvant aux sources du théâtre pour mieux appréhender le présent. On ne tue pas le père. On l’améliore.

Dans notre pays bien-aimé, on procède par effacement. Chaque artiste qui disparaît, l’est aussi dans la mémoire collective, une mémoire trouée de toutes parts. Quelques mots insipides dans des journaux d’information, des dizaines de « posts » lapidaires dans les réseaux sociaux avec la réduplication des mêmes commentaires et le tour est joué. « Le temps de la vitesse », nous rétorque-t-on souvent. Que se passe-t-il après les représentations théâtrales ? Publiez un article sur le théâtre, annoncez un livre sur l’activité théâtrale au Maroc et vous verrez ! A l’exception de quelques intellectuels dont quelques artistes, personne n’y prête attention, les concernés en premier. Postez une photo de vous souriant au vide, et vous verrez s’égrener des dizaines de « followers » en un temps record. Le temps de la vitesse ! Le temps du superfétatoire et des inepties qui gangrènent désormais notre vie et par conséquent notre création. Je le dis avec beaucoup d’amertume. Car, je l’avoue, j’ai l’impression parfois d’être ce Grégoire Samsa de la métamorphose de Kafka, un scarabée pris dans le piège de la solitude et de la mise à l’écart. Mais tant pis, j’aime le théâtre et l’écriture sur ce que j’aime. L’hypocrisie et la superficialité ambiantes n’altéreront jamais cette petite lumière que me renvoie le théâtre, que me renvoient surtout ces acteurs et ces actrices immenses comme Michel Bouquet, Denis Lavant, Isabelle Huppert, Jeanne Balibar ou Christiane Cohendy de l’autre côté de la mer, comme Tayeb Saddiki, Ahmed Tayeb El Elj, Mohammed Saïd Afifi, Mohammed Majd, Abdelati Lambarki, Touria Jabrane, Sophia Hadi ou Meryem Zaïmi du côté de chez nous. Les premiers vivent et meurent dans la lumière. Les seconds font de l’obscurité leur demeure dans la vie comme dans la mort. Les premiers sont éternels et les seconds sont des météorites qui éclairent notre nuit et disparaissent à jamais, souvent dans l’anonymat. Si on daigne nous rappeler d’eux de temps à autre, c’est par miracle (Merci Bilal Marmid de t’être rappelé qu’un certain Hachemi Benaamar a fait le bonheur du théâtre marocain) ou par la volonté de leurs descendants comme c’est le cas du fils de feu Tayeb Saddiki qui gère sa Fondation et perpétue ainsi sa mémoire. La force d’un pays et sa fierté c’est son capital humain, sa mémoire culturelle immatérielle dont ses artistes et leurs productions culturelles et artistiques qui doivent squatter notre mémoire collective et la nourrir en permanence.

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