Matricule de Farès Eddine Tarik, le « je »de mémoire

Aux Éditions Orion

Par Abdelhak Najib

Chacun de nous a son propre parcours de vie, fait son chemin et s’en va à la rencontre de sa destinée. Nous nous séparons après avoir été réunis, mais nous ne n’oublions jamais les uns les autres. Jamais on ne se déracine définitivement. Qu’il s’agisse de notre famille, de nos amis, nos collègues, heureusement qu’il y a toujours les retrouvailles.

‘Matricule’ fait partie de ces retrouvailles. En premier avec moi-même, en prenant le risque de voyager dans mon passé, sans rien en altérer. Me retrouver, après quarante années de séparation, avec un adolescent, soumis à un régime à la limite du carcéral, coupé de sa famille, et obligé de s’adapter afin de pouvoir se faire une place parmi une communauté étrangère, pas véritablement hostile, mais qui cherche elle-même ses repères. Ce retour sur le passé ne devait nullement occulter certaines réalités, à savoir la qualité de l’enseignement et de l’encadrement qui ont bercé cette adolescence. Le recul m’ayant dicté de faire montre d’honnêteté et d’objectivité, ces retrouvailles ont été pour moi l’occasion de pouvoir montrer toute ma gratitude et de rendre un grand hommage au Premier Lycée Militaire Royal de Kénitra.

Dans le même esprit, entre anciens et nouveaux, ‘Matricule’ se veut en initiateur de grandes retrouvailles avec la seconde famille. La filiation n’est pas uniquement une question de génétique. Avoir partagé un matricule au Lycée Militaire reste une expérience unique et exceptionnelle. Les liens qui s’y sont tissés avaient fini par remettre en question toutes les théories des sciences humaines et sociales qu’on connaissait. La démarcation entre la fraternité et l’amitié s’en est trouvée complétement revue, voire révolue. Au Lycée Militaire naquit le concept de Framitié. Une amitié qui avait fini par prendre le dessus sur la fraternité pour donner naissance à un lien indéfectible, d’où les frontières entre l’une et l’autre n’avaient plus de raison d’être. La framitié, théâtre de grandes retrouvailles spontanées, reste pour moi une machine à voyager dans le temps, et où que l’on soit, quel que soit notre âge, elle ne manque jamais de nous rappeler, avec un bonheur nostalgique, notre passé, notre histoire et notre mémoire.

Il est vrai que tout lycéen, du LMR ou d’ailleurs, a son vécu, son histoire et sa mémoire, comme il a également ses retrouvailles. Matricule est justement un repère où tout adolescent, d’hier et aujourd’hui, pourrait se retrouver, s’identifier et comparer. L’adolescence est l’une des périodes les plus marquantes dans la vie de tout un chacun. C’est la source du fleuve de la vie, même si, comme l’a si bien illustré Cocteau, très souvent elle désapprouve l’itinéraire de ce même fleuve. Et chacun de se ressourcer à volonté afin de savoir où il va, et surtout d’où il vient.

Ecrire Matricule était à la fois un défi et un bonheur. Un défi dans le sens où il fallait restituer l’histoire sans oublier de la contextualiser. Un bonheur, car il s’agissait de se retrouver avec soi-même et avec ses partenaires et compagnons d’aventure. Il fallait recréer un passé, très souvent et très longuement fantasmé, et le traduire au présent. Transmettre l’évanescence ancienne au présent et au futur, atemporaliser plus qu’immortaliser cette période, mêler le pittoresque à l’original voire même à l’atypique, ressusciter le passé tout en le dotant de son épaisseur romanesque

Matricule s’inscrit dans une conception qui certes n’est pas sans antécédent, mais qui apporte avec le pittoresque du lieu décrit, l’originalité du quotidien une nouvelle pierre à l’édifice, assurément mortuaire de la mémoire éparpillée mais qui se trouve miraculeusement ressuscitée et recomposée. Il invite à une aventure profonde et sans encombrement pour découvrir le quotidien de lycéen que la conjoncture du lieu, de l’histoire et de la politique ont rendu remarquable et atypique. L’intérêt était alors, manifeste et n’avait nullement besoin de la justification classique donnée pour défendre le recours au « je » trop subjectif et égocentrique.

Aidé d’une matière d’expériences riches et fécondes en réflexions et en sensations, Matricule exploite toutes les facettes de cet univers et le récréer, en montrant son originalité et en démontrant les généralisations historiques, sociologiques et philosophiques à en tirer. Matricule est, en quelque sorte, une écriture lecture en ce qu’elle a de plus moderne : d’un côté un écrivain impliqué dans les événements et distancé par ses jugements, conscient que l’acte d’écrire au temps des réseaux virtuels avec leur tyrannie de la vénération de la Connexion continue est un acte de partage. Et au lieu d’étouffer le lecteur dans une plongée en apnée archaïque dans les profondeurs, il les arrose comme dans un baptême initiatique de la découverte du cosmos du Premier Lycée Militaire Royal de Kénitra. D’un autre côté, un lecteur qui est à la recherche d’un art total sans qu’il soit totalitaire qui englobe le littéraire, l’anecdotique, le politique et le philosophique pour allier l’utile à l’agréable et rester frais au début de chaque chapitre. 

Dans cette perspective du pacte autobiographique, il est évident que Matricule est un jeu où rien ne va plus car le monde évoqué s’est évanoui. Les formes d’adresse à la première, à la deuxième et à la troisième personne sont délibérément confondues pour fragmenter tout sentiment de subjectivité cohérente ou d’identité cohérente entre l’écrivain, le narrateur et le protagoniste. On peut comparer la relation entre l’auteur et le «soi» représenté à celle entre un acteur et son personnage. L’acteur «montre», sans prétendre «être», le personnage qu’il joue.

Dans une panoplie de thèmes divertissants et parfois insolites, Matricule fait découvrir une énigme : Le prestigieux Lycée militaire. Le texte dans lequel le nom est chiffré est une élégie pour la fugacité du monde, l’évanescence de la richesse et la force de la mémoire.

Matricule. Éditions Orion. 190 pages. Octobre 2021. 90 dh.

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