Procès de Bouachrine : Absence d’équité ou lorsque le ton médiatique prime sur le ton judiciaire

Il a fallu attendre la quatrième audience du procès du directeur de publication du quotidien arabophone Akhbar Al Yaoum, pour enfin voir le procès démarrer avec les premières demandes préliminaires formulées par la défense de l’accusé.

La bataille procédurale, qui s’annonce d’ores et déjà très rude, a commencé par la contestation de la part de la défense de Bouachrine de la décision du juge, Bouchaïb Farih, donnant la possibilité aux parties civiles de quitter l’audience.

En effet, dès son rappel que l’identification de l’accusé et son information des chefs d’accusation ont été faites lors de la troisième audience et son appel des parties civiles (plaignantes et témoins), le président a laissé le choix à celles-ci de rester ou de quitter l’audience afin qu’elles ne soient pas influencées par la discussion concernant les vices de forme.

Remise en cause de la neutralité du juge

Devant l’interrogation des avocats de la défense sur la date de la prochaine audience, le juge a décidé de convoquer les parties civiles pour une audience le jeudi prochain (12 avril).

«Le tribunal a décidé le report du procès avant même que le procès ne commence. Ce qui constitue une grave aberration», s’est insurgé l’avocat de Bouachrine, Me Hassan Alaoui, en martelant qu’il s’agit «d’une entorse du procès équitable».

«Le législateur n’a pas laissé le choix au tribunal et n’a donné aucun pouvoir au tribunal sur les parties civiles. Votre décision porte préjudice aux droits de l’accusé M. le président et constitue une véritable menace de l’audience publique», s’est-il soulevé devant le juge.

«La réalité est que toutes les parties doivent assister au procès. Imaginez que nous disions que nous n’avons aucun vice de forme à soulever et que nous voulons entamer le fond du procès tout de suite. Alors comment allez-vous faire pour ramener les parties civiles qui viennent de quitter la salle d’audience ?», s’est écrié Me Abdessamad El Idrissi, en s’adressant au président.

«Il s’avère que vous avez votre propre programmation du procès», a estimé ce dernier avant l’intervention aux forceps des avocats des plaignantes, Me Mohammed Karout et Me Mohamed Zahrach, qui ont souligné que «le tribunal a les pleines prérogatives de prendre une telle décision».

Faisant allusion à Me Idrissi, Me Zahrach «a appelé la défense adverse à présenter ses demandes en un seul coup comme l’exige la procédure et de respecter les aînés». Ce qui n’a pas été du goût du bâtonnier Mohammed Ziane qui a pris la défense de son collègue : «ici, c’est la compétence qui prime. L’ancienneté ne compte que dans les armées».

Et c’est là que les querelles ont pris une mauvaise tournure, poussant ainsi le juge à lever l’audience, en attente du retour du calme.

A la reprise de l’audience, le procureur général s’est levé : «Il s’agit d’une décision discrétionnaire faisant partie des prérogatives du juge et qui ne peut être contestée devant aucune juridiction supérieure». Ces propos du procureur ont provoqué, une nouvelle fois, l’ire de la défense de l’accusé. «Nous aussi, nous allons partir et ne revenir que jeudi prochain M. le juge», a crié Me Saâd Sahli.

Première manœuvre déchouée de la défense de l’accusé

Se basant sur l’article 584 du Code de la procédure pénale, Me Ziane a voulu d’emblée aller vers la clôture du procès en demandant au juge «de retirer le procès-verbal de l’enquête préliminaire qui a été réalisé par l’officier de la BNPJ S.R (Said Riyyahi), de même que le listing des appels reçus et émis par l’accusé Taoufik Bouachrine contenu parmi les pièces du dossier».

Et pour cause, selon lui, « le parquet n’a pas répondu à un avertissement de la défense, qualifié de demande d’explications par Ziane, dans un délai de 8 jours concernant ces pièces. Ce qui exige de les retirer du dossier en vertu de l’article 584 du Code de la procédure pénale ».

«A partir d’aujourd’hui, pour nous, ces pièces ont été retirées du dossier», a-t-il indiqué.

Se levant de nouveau, le procureur a refusé de répondre, en sommant le tribunal d’accepter toutes les demandes de la défense pour qu’il réponde à la fois.

Venant à la rescousse du procureur général, l’avocat des parties civiles, Mohammed Karout, a considéré que c’est «une demande qui s’attaque à l’objet de la plainte». «Le soulèvement de vices de forme ne doit pas contenir des demandes concernant l’objet de la plainte», a-t-il insisté à signaler.

De nouveau debout, le procureur a considéré que «la discussion des moyens de preuve est cadrée par l’arrêté de la Cour suprême du 28/11/2012 dans l’affaire Hamdi EL Kharraz alias Cherif Bin El Ouidan n° 2128/7». «On ne peut accepter le retrait du PV de l’enquête, car le procès est désormais public et nous nous adressons à l’opinion publique», a-t-il dit en ajoutant : «En plus de cela, les CD ne sont pas des documents faisant partie des pièces du dossier». Concernant le listing des appels, il a considéré qu’il s’agit de «données personnelles de l’accusé qu’on ne peut divulguer sans l’accord de l’accusé dans le cadre de la loi 08/09».

Prenant la parole, Me Abdessamad El Idrissi a fortement critiqué le parquet. «Aujourd’hui nous nous adressons au tribunal et pas à l’opinion publique. Le parquet n’a pas le droit d’enregistrer les appels de Bouachrine, car cela obéit à une procédure particulière».

En ce qui concerne les CD, Me Idrissi a relevé que les documents du dossier peuvent être contenus dans un support en papier comme ils peuvent être stockés sur un support électronique».

Lorsque la communication s’empare du judiciaire

Commentant le procès, le bâtonnier Abdellatif Ouammou a attiré l’attention sur ce que plusieurs observateurs qualifient de dérives de ce procès, notamment, «le choix du domaine moral et du ton médiatique au détriment du ton judiciaire».

«L’approche moraliste facilite beaucoup la mise en œuvre d’une preuve présumée, ce qui constitue en elle-même un moyen de détruire la présomption de l’innocence», a-t-il fait remarquer.

Il s’agit là d’un avertissement au pouvoir judiciaire « qui doit normalement garder une orientation objective», a-t-il souligné. Cela dit, «mettre le dossier dans un cadre de moralité voudrait dire s’éloigner du domaine constitutionnel de la présomption de l’innocence et favoriser la présomption de condamnation». Et ce, «d’autant plus que ce choix est couvert par une médiatisation terrible», a-t-il soutenu.

Considérant que le parquet est le seul et unique responsable dans ce cadre, Me Ouammou a rappelé que «le procureur général a publié 3 ou 4 communiqués qui dépassent la limite des communiqués judiciaires».

«La communication judiciaire est très réservée parce qu’elle est couverte par l’obligation de réserve et de la confidentialité des procédures. «On ne peut se permettre de divulguer des faits et le détail des faits alors que ce sont des choses qui ne font pas partie de leurs attributions».

Faisant allusion au procureur général, Me Ouammou a indiqué qu’«il peut informer l’opinion publique, dire il y a eu un crime et que les instances compétentes sont en train de faire des investigations et qu’elles ont clôturé leur enquête».

«Le parquet ne doit pas aller au-delà de la qualification des faits arrêtés et donner plus de détails. Sinon on tombe dans une communication qui s’adresse à l’opinion publique alors que la position du parquet représente plutôt la société», a-t-il insisté à souligner.

«Il y a un amalgame entre la notion d’opinion publique et la notion de société», a-t-il soulevé, en regrettant le fait que le parquet ait favorisé l’approche moraliste. Ce qui a provoqué toutes les complications devant la justice. «Tout cela dérange les avocats ; les règles d’un procès équitable ne sont plus là», a-t-il conclu.

Mohammed Taleb

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