Quand Victor Hugo guerroie contre l’anankè

Berrezzouk Mohammed

Dans la note préliminaire des Misérables, Victor Hugo précise tout à trac que « tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles. » D’emblée, l’écrivain français attribue sciemment à son roman une dimension politique et éthique, non sans lui assigner une mission sociétale et éducative. Il semble se rallier sans ambages au parti des faibles, des petits, des écrasés, des offensés, des sans-voix.

Entre le bourreau et la victime, entre ceux qui asservissent le peuple et ceux qui le servent, entre les égoïstes et les humiliés, l’auteur des Misérables a bel et bien choisi son camp. Il se range du côté de Jean Valjean, de Fantine, de Cosette, de Gavroche, de Marius, des prolétaires, des insurgés, et point du côté de Napoléon III, de Gillenormand, de Javert, des Thénardier, des bourgeois. 

Dans ses œuvres romanesques, poèmes, pièces de théâtre, épopées, discours, pamphlets, Victor Hugo n’a pas de cesse de condamner l’échafaud et le gibet, de dénoncer l’injustice et l’inégalité, de contester le paupérisme et l’ignorance.

Pour lui, la littérature n’est ni un sacerdoce pur et dur, ni une besogne de solitaire, ni une méditation holiste. Au contraire, le métier de l’écrivain ne saurait être dissocié de la conscience profonde de la responsabilité. Hugo se proclame le porte-parole de ceux qui n’ont pas la possibilité de parler, de contester, de proférer le « non ».

Il est la voix des sans-voix. Sa littérature, féconde et protéiforme, est à la croisée de l’esthétique et du politique, du poétique et de l’éthique, du beau et du social. Sans renoncer à son idéal esthétique, ses œuvres, surtout celles écrites pendant l’exil (de 1851 à 1870), donnent à voir un auteur engagé qui s’indigne, qui se prononce sur plusieurs questions et affaires, qui prend position, qui tient tête, qui instruit un procès, qui affronte, interroge, critique, juge, démasque, dénonce, refuse, etc.

Il  déclare haut et fort la guerre contre tout ce qui abaisse la femme, exploite l’enfant, corsète les libertés, transforme la religion en bigotisme, mure la raison, musèle la voix de la science, freine la marche royale du progrès.

«Combattons. Combattons, mais distinguons ! Le propre de la vérité, c’est de n’être jamais excessive.Il y a ce qu’il faut détruire, et il y a ce qu’il faut simplement éclairer et regarder. » (Les Misérables, Tome II, Livre de poche, 1985, P. 48)

Victor Hugo lutte inlassablement contre l’anankè, c’est-à-dire la fatalité, le destin, le hasard et l’arbitraire qui tiennent l’homme dans leur filet comme l’araignée (arachnê) piège la mouche dans sa toile. L’anankè – arachnê : la misère, la faim, la fange, la maladie, la prostitution, l’ignorance, la superstition, le préjugé, la corruption, la haine, l’injustice, le despotisme, le supplice, la mutilation, l’infirmité, la servitude, l’esclavage, la peine de mort. L’anankè brise l’homme, le broie, le démolit, l’anéantit.

«Lugubre et fatale », elle est « le stigmate de crime ou de malheur », inscrit honteusement au front de l’humanité (Cf. Préface à Notre-Dame de Paris). Pour cesser d’y être « enfermé, emboîté, pressé, foulé, étouffé », l’homme ne dispose que de deux armes : « la conscience et la liberté ; la conscience qui lui indique le devoir, la liberté qui lui signale le droit. »(Notes préparatoires et projet de préface à L’homme qui rit, Paris, Gallimard, 2002, P. 787) Et l’écrivain-poète de porter cette conscience et cette liberté à leur point d’incandescence, d’en faire les lumières qui éclairent le chemin obscur des égarés, de les ériger en valeurs fondamentales et fondatrices.

Aussi Victor Hugo se fait-il le chantre de la science et du progrès, le héraut de l’éducation et de l’instruction, le défenseur de la justice et de la démocratie, le champion de la laïcité et de la liberté de conscience. Son prime dessein : combattre l’anankè.

De ce combat sont nées des œuvres majeures qui excèdent les limites de leur siècle et où l’engagement politique n’éclipse point la virtuosité esthétique. Dans Les Châtiments, Napoléon le petit, La Légende des siècles, Les Misérables, Quatrevingt-Treize, L’Homme qui rit, le panache du style, la splendeur des images, la force de l’écriture vont de paire avec la méditation philosophique, la critique sociale, l’analyse psychologique.

Le lyrisme et l’alacrité des idées sont indissociables, la métaphore et l’invective vont ensemble, le chant et le pamphlet se font écho. Victor Hugo, à n’en point douter, n’est ni ce poète isolé, ni cet exilé coupé du monde, ni ce sage enfermé dans sa cogitation, ni cet ermite emmuré dans sa grotte. Au contraire, entre lui et autrui il n’y a aucune rupture.

«L’un n’existe qu’avec l’autre, mêlé à l’autre» (Georges Poulet), car son existence personnelle s’inscrit de plain-pied dans l’existence sociale, politique et morale des autres. Ce qui le concerne les concerne ; ce qu’il dit les touche ; ce dont il souffre, il le partage avec eux. En préfaçant Les Contemplations, ce recueil poétique qu’il qualifie des « Mémoires d’une âme », Victor Hugo écrit ceci: « Est-ce donc la vie d’un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi.  Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui.

Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y.On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! Quand je vous parle de moi, je parle de vous. »

Il est donc clair que l’ipséité du poète s’inscrit dans l’altérité des lecteurs, que le « je » renvoie, sous une forme de spécularité au «vous», que les existences de l’un et des autres forment un seul corps. L’écrivain ne se regarde point le nombril ni ne se replie sur lui-même. Par conséquent, plusieurs lecteurs se reconnaissent facilement dans les personnages qu’il a créés (devenus, pour la plupart, des mythes et des symboles) ; ils se retrouvent dans un capital émotionnel qu’il a mis en vers et adhèrent aux multiples batailles qu’il a menées de front.

Victor Hugo, à l’instar d’Alexandre Dumas et Eugène Sue, a eu le génie d’écrire pour tout le monde, refusant de la sorte de confiner sa littérature prolifique à un cercle étroit de «happy few».

Qui de nous ne connaît pas Quasimodo, « le bossu de Notre-Dame » ou Gavroche, l’«étrange gamin fée» ou Hernani, la «force qui va» ? Les personnages de Victor Hugo sont plus proches de nous et nous parlent directement. Complexes, mystérieux et toujours vivants, ils ont conquis l’âme et l’imagination de tous, la nôtre. Ils sont tellement célèbres dans la littérature universelle qu’ils sont convertis, par une habile antonomase, en noms communs.

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