Entretien avec Aboulkacem El Khatir, chercheur à l’IRCAM
Propos recueillis par Moha Moukhlis
Dans cet entretien Aboulkacem El Khatir, chercheur à l’IRCAM, braque les projecteurs sur les études anthropologiques consacrées aux sociétés amazighes. «Après l’indépendance, le champ de la recherche repose sur deux piliers : la percée des chercheurs nationaux et la transformation du Maroc en général et des sociétés amazighes en particulier en laboratoire ou en terre d’élection d’illustres contributeurs au développement de l’anthropologie et au renouvellement de ses questions théoriques et de ses méthodes. », a-t-il expliqué.
Je vous demande d’abord de dresser un bilan des études anthropologiques sur l’amazighe, au niveau national, régional et international.
Aboulkacem El Khatir : Il me paraît difficile d’établir un bilan même sommaire sur les études anthropologiques consacrées aux sociétés amazighes, processus couvrant des terrains éloignés et des champs différents et une période de plus d’un siècle d’enquêtes et d’études écrites dans des langues multiples, les premières expériences étant conduites au moins depuis que ces sociétés sont engagées dans les processus de leur mise à dépendance coloniale jusqu’à leur intégration dans les structures et les frontières des Etats auxquels elles sont désormais rattachées. Situer historiquement et socialement la conduite des enquêtes, tracer leurs cheminements et présenter les aspects multiples de leur pratique et leurs préoccupations théoriques et méthodologiques ainsi que leurs objets d’élection s’avèrent être une tâche difficile et demande un autre investissement que les limites d’un entretien rapide ne peuvent pas permettre, ni aussi celles de mes compétences. Toute tentative, et il y en a bien des initiatives élaborées dans des travaux (comme le proche et le lointain de Hassan Rachik ) des colloques (comme celui organisé à Essaouira en 2013 sur l’Anthropologie du Maroc et du Maghreb), des rencontres et séminaires (comme le séminaire tenu à Tanger sur l’anthropologie du Maghreb entre Gellner et Geertz en 2012), des rapports et des dossiers de revue ( le dernier en date est celui des numéros spéciaux de Hespéris-Tamuda en 2020 sans oublier les dossiers de la Revue Prologues), ne peut pas épuiser cette question.
A l’IRCAM, nous avons pensé contribuer à cette histoire par la célébration des chercheurs qui ont mis leur carrière académique au service de la culture amazighe et par la reconnaissance de leurs parcours. Lors de ses rencontres-échanges, les communications et les témoignages restituent la trajectoire scientifique et le parcours personnel et professionnel de la personne honorée, ce qui permet souvent, au-delà même de l’exposition des méthodes et des objets de recherche, de mettre en évidence les conditions de production scientifique sur la culture amazighe dans une situation de domination et les voies que ces chercheurs empruntent pour la faire connaître et revendiquer son droit à la reconnaissance officielle. Jusqu’à ce jour, nous avons organisé deux rencontres, autour de Tassadit Yacine et d’Ali Amahan. C’est dire que la restitution des histoires est complexe et peut se faire en suivant des sentiers différents.
Cela étant, les remarques que je présenterai ici n’ont pour but que d’aider à situer ses recherches dans leur contexte de développement et tracer les grandes lignes de leurs étapes et donner des indications sur les principaux champs d’investigation, espérons au moins restituer une partie de ce qui a été l’histoire de ces disciplines depuis plus d’un siècle, en limitant évidemment au terrain marocain.
Et si on commence par les débuts, l’époque coloniale par exemple ?
Une remarque s’impose d’emblée : le fait que les sociétés amazighes se trouvent dans une terre désignée comme objet d’élection de l’orientalisme, elles ne se sont pas par conséquent constituées en paradis des ethnologues, qui pourrait aboutir comme pour d’autres cultures et ethnies à la création d’une aire culturelle. Si cette situation a profondément impacté la conduite des études dans ce champ, elle n’a pas pour autant empêché une autre catégorie, formée notamment d’administrateurs et d’officiers des Affaires Indigènes sous le protectorat, de produire des savoirs d’une valeur inestimable.
Les premières enquêtes ont été donc conduites dans le cadre de ce qu’il est convenu de désigner de l’ethnographie spontanée, elle fut l’œuvre comme il a été dit auparavant des officiers et des contrôleurs des affaires indigènes dont certains ont bénéficié d’une formation relativement suffisante au sein de la Section Afrique du Nord à l’Ecole Coloniale de Paris et ont suivi des cours d’ethnographie assurés par les chercheurs de l’époque comme Henri Labouret, connu surtout par l’élaboration d’un plan détaillé de monographies ethnographiques.
Les premiers contacts avec les sociétés amazighes ont été repris au Moyen-Atlas dans le cadre de la recherche des outils adéquats pour l’organisation de la pacification, aux dires du Général Lyautey. Engagés dans la précipitation et sous la pression des préoccupations politiques, ils essayent de répondre à la demande de collecte de matériaux nécessaires à l’étude des structures sociales et des institutions juridiques, l’objectif étant de traduire en actions et décisions les termes du dahir du 11 septembre 1913 relatif à l’administration des tribus considérées comme étant berbères et le respect de leur statut coutumier. Ils étaient poursuivis dans les autres régions en s’adaptant aux contraintes locales et aux nouvelles préoccupations politiques. Si les premiers travaux se singularisent par la production de monographies importantes d’ethnographie juridique comme celles de Marçais et d’Aspinion, de recueils de coutumiers écrits comme ceux de l’officier-interprète Mohamed Bendaoud et des études sur les institutions et les régimes juridiques comme celles de Montagne et de Surdon, certains projets de réforme, comme celle relative au Jemâas initiée au début des années 1940, ont mobilisé l’ensemble du corps des Affaires Indigènes et entrainé le cumul d’un tas de rapports d’enquêtes et de synthèses qui constituent des documents de première main pour l’analyse des niveaux de l’organisation sociale, leurs articulations et les facteurs de changements.
Ces recueils d’observations et de faits ajoutés à des monographies et à des fiches tribales dont la valeur varie d’un auteur à un autre sont extrêmement utiles pour la connaissance des populations locales, leurs genres de vie, leurs croyances et modes d’organisation.
C’est au sein de ce corps que les rares recherches d’ethnographie ou de sociologie proprement dites et qui répondent aux règles méthodologiques et guidées par des présupposés théoriques ont été conduites. Montagne et Berque, qui n’étaient pas destinés au départ à des carrières académiques mais ont été amenés à la science par les nécessités ou les obstacles de l’action présentent des cas représentatifs. Le premier a fourni des éléments importants, avec sa thèse sur les Berbères et le Makhzen, publiée en 1930, pour la compréhension de la formation de la chefferie en rapport avec les articulations de l’organisation sociale et suggère l’apport des relations d’alliance (leffs) dans l’équilibre politique. L’autre a profité de son exil devenu bénéfique à Imintanout pour entamer une investigation monographique sur les Isksawn (Seksawa). Au-delà de la dense teneur ethnographique, qui constitue l’apport majeur de ce travail, il propose pour sortir de la tutelle écrasante de son prédécesseur (Montagne) l’orchestration parcellaire, qui se réalise dans l’exacte correspondance entre les structures des groupes et celles du pays avec le rythme et le calendrier de la distribution des eaux, pour mettre en cause la théorie équilibriste des leffs. Il suggère par ailleurs des appréciations qui sont par ailleurs contestables pour rendre intelligible le système Seksawa et sa situation dans le tissu continu du Maghreb et ses rapports avec les normes universelles de l’Islam. Entre ces deux auteurs, André Adam a publié sous forme d’articles dans la revue Hespéris les résultats de ses recherches de terrain en Anti-Atlas central à propos des modes d’habitat, du costume et des modalités du sermon. Notons que, bien que les sociétés amazighes ont constitué le terrain des recherches universitaires de ces pionniers, plus précisément les tribus des hautes vallées du Haut-Atlas, les dénominations des chaires qu’ils occupaient au moment de leur accès au Collège de France montrent la position ambigüe des études amazighes dans le champ scientifique français, histoire de l’expansion de l’Occident pour l’un et l’histoire sociale de l’Islam contemporain. Quant à Adam, il a rapidement intégré le développement de la sociologie urbaine dans le sillage de l’enquête sur le prolétariat, dirigée par Montagne.
Quel paysage offre le champ des sciences sociales au Maroc indépendant ?
Après l’indépendance, le champ de la recherche repose sur deux piliers : la percée des chercheurs nationaux et la transformation du Maroc en général et des sociétés amazighes en particulier en laboratoire ou en terre d’élection d’illustres contributeurs au développement de l’anthropologie et au renouvellement de ses questions théoriques et de ses méthodes.
Les premières enquêtes menées par des nationaux ont été effectué dans le cadre de la sociologie rurale notamment par Pascon et ses équipes. Elles concernent particulièrement les structures tribales et leur transformation dans certaines régions comme le Haouz et le Rif et les pratiques rituelles et les institutions économiques en Anti-Atlas occidental. Engagées dans le cadre des politiques agraires, elles cherchent à analyser les dynamiques de diffusion de certaines actions des politiques publiques et comment les populations cibles réagissent. Il est possible de classer, dans le cadre de cette orientation, le développement, face à la croissance de la demande sociale, des études sur les systèmes des valeurs et des formes de religiosité. Bien que ces travaux ne concernent pas prioritairement les sociétés amazighes, certains groupes font l’objet d’enquêtes et d’investigation.
Parallèlement, des recherches, effectuées par des étrangers notamment par des Anglo-saxons, se sont attachées à l’application de modèles et théories explicatifs telle que la segmentarité, faisant ainsi du terrain amazighe un lieu d’expérimentation de méthodes et parfois aussi de rivalités théoriques. Gellner a ainsi étudié le rôle des saints dans le maintien de l’ordre dans des sociétés dépourvues d’institutions monopolisant la violence légitime chez les Ihnsalen et Hart s’est attaché à vérifier l’adéquation du modèle sur les Ait Atta et les Ait Waryaghar. D’autres, comme Waterbury, a tenté son application sur le fonctionnement du système politique marocain. Le rayonnement de ses conquêtes a séduit même des chercheurs français à l’instar de Jamous qui a tenté d’articuler l’honneur, centré sur le capital foncier, et la baraka, comme force d’apaisement, dans son travail sur les Iqarâiyn dans le Rif.
L’arrivée des chercheurs formés aux techniques et aux préoccupations théoriques du culturalisme américain et à leur tête Geertz a permis de diversifier les objets et les champs d’enquête et aussi d’attiser les débats théoriques et les querelles sur la pertinence des systèmes interprétatifs proposés. Tout cela a contribué à une revitalisation des études en sciences sociales. Outre les sujets classiquement traités comme les structures sociales et leurs stratifications, les rituels et les manifestations de la vie religieuse, on assiste à l’analyse des musiques (communautaires, religieuses et professionnelles…), des minorités ethniques et sexuelles (mouvement amazighe, noirs, femmes, rapports de genre…) et de la production orale ainsi qu’une nouvelle exploration des pratiques juridiques (accès à l’héritage, à la propriété, les contestations des normes et les mobilisations provoquées…). Sans oublier évidemment les études effectuées dans le cadre de l’anthropologie appliquée (développement local, coopératives ethnolignagères, pasteurs…).
La multiplication des horizons méthodologiques et théoriques a en effet aidé les chercheurs nationaux qui accèdent progressivement aux champs scientifiques de sortir de l’emprise des écoles néo-orientalistes françaises et d’initier des recherches parfois même sur des terrains familiers en associant observation, participation et souvenirs personnels. L’arrivée de cette catégorie de chercheurs dans le champ scientifique si elle s’inscrit d’abord dans l’accès aux études universitaires des personnes issues de ces milieux s’explique aussi par la mutation de la discipline anthropologique qui ne fait plus de la posture du chercheur /enquêteur dans une société autre que la sienne une condition préalable et nécessaire, ce qui a permis d’apporter les instruments critiques nécessaires à une compréhension plus lucide de l’exercice de ce métier et de ses terrains possibles. Les monographies réalisées sur certains groupes sociaux ou des activités culturelles et rituelles permettent de remettre en cause certains résultats des études précédentes ou jettent un nouveau regard sur les dynamiques du changement social, sur les fonctions sociales et politique des rituels et des cultes et sur l’apparition de nouveaux comportements et types de lien social…
Toutefois, la richesse des apports se heurte à un champ disciplinaire désorienté. Ces pratiques de recherche ne s’inscrivent pas dans un champ scientifique ordonné et institutionnellement constitué surtout après la liquidation des premières structures héritées ou installées après l’indépendance, elles sont en revanche développées dans un contexte défavorable et sont parfois l’aboutissement de vocations ou d’aventures personnelles. Il importe de souligner qu’au sein de la catégorie susmentionnée on peut distinguer entre un groupe de chercheurs formés à l’étranger et qui ont acquis leur arme au cours de leur cursus universitaire, et un autre formé essentiellement d’universitaires, venus de disciplines voisines comme le droit et la science politique, qui se sont progressivement familiarisés avec les méthodes et les outils de l’anthropologie sur le tas en mettant à profit les occasions qu’offre la demande sociale, ce qui a permis la constitution d’un champ foisonnant, des équipes de recherche et des formations convenables sans oublier évidemment les chercheurs formés au sein des département de sociologie… Mais la séduction peut aussi avoir des incidences négatives : vie désordonnée de l’enseignement et de l’encadrement que nous commençons à observer ces toutes dernières années, mélange de genres, malaise disciplinaire…
Quelle place tient la contribution de votre centre de recherche dans ce domaine ? Est-ce que tous les domaines de la recherche ont été investis ?
Il va sans dire que la contribution du Centre des Etudes Anthropologique et Sociologiques de l’IRCAM participe à la vie des études en sciences sociales au Maroc et dans le domaine amazighe, celui-ci constituant de surcroit son périmètre d’intervention.
Après un début marqué par un changement fréquent des équipes, le Centre a réussi à s’organiser en mobilisant ses ressources et s’est engagé dans l’analyse des faits sociaux et pratiques culturelles laissées parfois dans l’ombre et dans la clarification de leur situation actuelle dans des sociétés en constantes mutations. Dans cette perspective, il initie des études collectives autour d’une problématique et d’une thématique communes réalisées en interne dans le cadre du plan d’action de l’Institut, organise des colloques ou des journées d’études pour associer les chercheurs externes aux réflexions engagées et examine des projets d’édition portant sur des sujets en relation avec ses missions. Sans prétendre à une présentation exhaustive de tous les travaux réalisés, notons l’étude de certains domaines des technologies culturelles tels que les techniques de construction, le tissage, la poterie, le costume… Certains concernent quelques aspects de la créativité des femmes et leurs dimensions matérielles et esthétiques. D’autres travaux s’inscrivent dans une démarche documentaire, ils sont consacrés à l’exhumation de textes anciens comme les codes juridiques écrits qui ont marqué l’histoire culturelle des sociétés amazighes, notamment dans le Haut et l’Anti-Atlas. Ces publications se présentent par ailleurs comme une occasion pour restituer le contexte socio-historique du développement des pratiques écrites, leurs fonctions sociales, les lieux de transmission des principes de l’écriture et les domaines de l’écrit et de ses espaces de circulation. Je pense que c’est un domaine peu étudié dans le cadre des études anthropologiques sur les sociétés amazighes et mérite d’être exploré.
Il en va aussi que le Centre s’est attaché à revisiter les processus de la constitution des savoirs sur les sociétés amazighes, des travaux ont envisagé l’examen de la connaissance anthropologique construite sur les systèmes culturels amazighes depuis la période coloniale, l’objectif étant de montrer leurs fondements et d’en déconstruire certains résultats et des représentations jugées réductrices ou inadaptées. D’autres, engagés dans le cadre des modalités opératoires des mouvements de construction identitaire, ont traité les éléments mobilisés dans la définition de la culture amazighe tant au niveau des interactions individuelles et collectives que sur le plan des dynamiques de contestation identitaire.
Dans la même perspective d’enrichir l’édition en sciences sociales, une attention particulière est prêtée à la publication de certains travaux universitaires de qualité. On peut citer dans ce cadre, les monographies relatives aux structures sociales et culturelles de certaines tribus amazighes et l’analyse des effets de la sédentarisation sur les activités économiques, rituelles et culturelles des groupes nomades. Elle s’est par ailleurs intéressée à l’exposition des manifestations de certaines pratiques d’alliance tels que le pacte de taḍa et les systèmes de parenté. D’autres encore sont dédiés aux questions méthodologiques comme la position sociale du chercheur et son rapport à son propre environnement familial et leurs effets sur l constitution de la connaissance anthropologique.
Comme vous pouvez le constater, les collègues du Centre ont travaillé et travaillent dans des domaines très différents auxquels s’ajoutent évidemment les recherches personnelles des membres de l’équipe du Centre. Dans ce cadre nous pouvons signaler l’étude du nationalisme, la scripturalité amazighe, les systèmes de représentations et des valeurs, la sociologie des élites économiques et l’ethnohistoire coloniale…. Mais l’apport le plus important est la mise en œuvre ces dernières années de projets de recherches collectives qui s’attaquent à des questions précises.
Excusez-moi de vous interrompre en parlant de ce volet de votre travail, quelles sont les priorités ou les domaines d’élection de votre centre dans ce domaine ?
Au-delà des travaux indiqués auparavant ou ceux consacrés à des questions d’actualité pressante et répondant souvent à des demandes circonstancielles exprimées par des partenaires sociaux ou institutionnels, le Centre s’est engagé dans l’analyse de problèmes précis en mobilisant les moyens offerts par la structure institutionnelle dont il dépend et la diversité des profils qui composent son équipe de recherche. Il a initié un ensemble de projets de recherches conjointes dont le choix du thème fédérateur, la problématique, la méthodologie du travail et les terrains d’enquête sont librement délibérés au sein du Centre (les terrains couverts sont notamment le Rif, Zemmour, Anti-Atlas central et occidental et parfois le Sud-est) et veille à leur réalisation et à la publication de leurs résultats. Il s’est notamment intéressé, dans ce cadre, à rendre intelligible les effets ou les implications des mutations survenues dans les sociétés amazighes sur les pratiques culturelles et sur les conditions de production des producteurs culturels.
Les champs investis se rapportent notamment à l’étude des conditions d’émergence de formes d’action collective en milieux amazighes et leur contribution au développement local en mobilisant les patrimoines institutionnels et culturels et à la production de nouveaux genres littéraires et artistiques et de formes nouvelles du lien social, à l’analyse des pratiques et des institutions judiciaires locales et leurs transformations sous l’effet d’introduction des outils techniques comme l’écriture ou de facteurs exogènes (contact avec les autres systèmes judiciaires ou les interventions des pouvoirs politiques comme le protectorat et l’état national), à l’examen des transformations et des réinventions des expressions musicales dans une société en mutations constantes et, enfin, à la saisie des regards portés sur certains faits sociaux et culturels dans les travaux de recherche consacrés aux sociétés amazighes et les manières avec lesquelles ils traitent leur transformation sociale et institutionnelle. Notons au passage que l’équipe du Centre mène actuellement un projet dédié à l’appréhension des rôles et des fonctions de la sainteté dans la fondation des liens sociaux et dans la production culturelle (poésie, musique professionnelle, acrobatie, savoir-faire…).
Pour mettre le lecteur au courant des interrogations qui sous-tendent les études menées dans cette politique de recherche et une partie des résultats obtenus, je me contenterai de présenter rapidement le travail sur le droit communautaire. Publiée sous forme d’un ouvrage collectif en 2018, cette étude comporte huit contributions traitant – en mobilisant à la fois les matériaux tirés de la consultation des archives coloniales et de la production idéologique et scientifique nationale et étrangère conjugués aux données recueillis au cours des enquêtes empiriques – de la transformation des institutions et des dispositions juridiques, de l’organisation de la justice coutumière sous le protectorat ainsi que ses différentes instrumentalisations idéologiques sans oublier ce qui reste de ce droit ou de ses institutions dans les terrains étudiés.
Les études réunies dans ce travail avaient certes pour une bonne part l’ambition de revenir sur un nombre d’objets qui ont été déjà traités pour montrer aussi bien leurs apports et leurs limites, et aussi de les enrichir par l’exploitation de nouveaux documents et d’enquêter sur certains aspects négligés ou peu étudiés. Prenons quelques exemples comme la réforme judiciaire coloniale. Il nous a paru que les précédents travaux en s’intéressant plus aux textes législatifs qui l’organisent et les réactions politiques qu’elle a provoquées n’ont pas pris en considération les modalités pratiques de son application territoriale partant du fait qu’elle ne peut se comprendre sans une prise en considération des mécanismes particuliers élaborés pour son adaptation aux différentes contraintes rencontrées. Ainsi, la mise en place des juridictions coutumières dans le Sud marocain et particulièrement dans l’Anti-Atlas central est un exemple riche d’enseignements. Il a montré que les contraintes locales conjuguées aux représentations faites sur les sources et les agents du droit local dans cette région marquée par un investissement poussé de la technique de l’écriture et de l’implication des clercs locaux dans le processus judiciaire ont imprimé l’application de la réforme par des lenteurs, des atermoiements et des réajustements. Les formules sont ainsi adaptées et traduisent plus l’obéissance aux enjeux politiques et sociaux nées des compétitions entre les différents acteurs du jeu local qu’une application des dispositions d’une doctrine arrêtée. La création d’un tribunal coutumier formé uniquement de tolbas dans certaines régions de l’Anti-Atlas central est une parfaite illustration de cette question.
Quant à l’analyse de la réforme à Zemmour, elle a fait émerger les paradoxes de cette organisation juridique et sa contribution à une modification profonde de ses instruments institutionnels sur lesquels repose le droit local. Elle a notamment abouti à la transformation de l’arbitre amzzarfu librement choisi par les parties, dans la coutume privée, en un collège formellement constitué par des membres souvent parrainés par les administrateurs des affaires indigènes, et aussi à la substitution de l’autorité personnelle du représentant du makhzen central, le caïd, à l’assemblée représentative des groupes lignagers dans les procédures pénales, ce qui met en évidence les contradictions et les limites d’une réforme.
Aussi, l’analyse du détournement des institutions coutumières par les figures imposantes du caïdalisme naissant vers la fin du XIXe et début du XXe siècles fait découvrir un domaine peu connu dans les travaux consacrés au droit local. Si la littérature accumulée associe souvent la réussite politique des caïds avec la pénétration du chraâ, les résultats de ce travail suggèrent que la question juridique dans les sociétés rurales précoloniales est d’abord une relation de pouvoir. Si les institutions communautaires au moment de leur puissance investissent aussi bien les dispositions qu’elles élaborent localement que les règles empruntées au droit normatif mais adaptées aux contraintes locales, les chefs n’instaurent pas automatiquement une fois arrivés au bout de la résistance des structures sociales tribales les règles et les instruments du droit religieux. Ils utilisent tous les moyens qui permettent la consolidation de leur pouvoir, y compris certaines pratiques juridiques coutumières qu’ils dessaisissent de leur sens social et de leur fonction communautaire et les mobilisent à leur profit. Il résulte de cette question que la centration de l’analyse sur les origines des règles et des dispositions juridiques ne permet pas de comprendre le fonctionnement et les instruments de la pratique judiciaire communautaire. On ne saurait, en effet, invoquer ici les divisions habituelles dont les approches classiques se contentent souvent pour expliquer la coexistence ou l’interaction entre deux sources ou systèmes juridiques. La caractérisation à priori de ‘’droit coutumier ‘’ et de ‘’chraâ’’ comme catégories se référant à des réalités différentes et d’origines distinctes ne procure aucun accès à la compréhension objective du système judiciaire local. Il est tout à fait indiqué de décrire les pratiques dans les processus juridiques dans lesquels elles sont engagées. La question n’est donc pas de savoir les origines des règles élaborées ou adoptées, mais les degrés de la puissance et de la souveraineté des mécanismes sociaux impliqués dans les processus juridiques. L’analyse aussi d’une institution ou d’un fait social total comme le souk permet de voir le rôle des acteurs institutionnels dans la production et le contrôle du champ juridique…
A qui profite la recherche socio-anthropologique ?
Il a été déjà souligné plus haut que, au-delà même de la mobilisation des résultats des études et des enquêtes sous le protectorat dans la production des outils pour le quadrillage et le contrôle administratif des communautés locales et des propositions dans le cadre de la modernisation rurale que résume souvent l’image de la jemâa sur le tracteur, les premières recherches entreprises dans le cadre de la sociologie rurale ont ciblé l’examen des comportements et des réactions des populations rurales face aux actions des politiques publiques et comment ils se comportent, pour utiliser un terme anachronique par rapport à l’époque, devant la diffusion de l’innovation. Aussi, la réalisation de précieuses monographies sur certains groupes tribaux ou sociaux a permis de mettre à profit les résultats des recherches obtenus dans la création des conditions favorables à la mise en place de projets de développement local et leur gestion collective à travers la conversion des capitaux sociaux en outils culturels et institutionnels pertinents.
Il va sans dire que la culture amazighe sous ses formes variées et en lien avec les groupes qui la produisent vit une situation particulière, les études anthropologiques sont plus que jamais nécessaires. Elles permettront une meilleure intelligibilité des mutations sociales et des conditions de production et de reproduction des producteurs culturels et de transformation des produits culturels. Ces sciences peuvent en effet donner un cadre d’intelligibilité, d’interprétation des transformations sociales et les liens que celles-ci tissent avec les re-configurations culturelles. Ces sciences comportent des éléments qui en font des outils adéquats et efficaces pour comprendre la réalité et le devenir de la langue et des pratiques culturelles amazighes : Comment les expressions linguistiques et artistiques s’adaptent-elles aux nouveaux contextes et espaces de production et de diffusion ? comment s’opère la conversion des capitaux culturels et sociaux pour mieux relever les défis de la préservation et de la promotion de la culture amazighe ? et comment les groupes inventent des styles adaptés aux nouvelles situations sociales et professionnelles ? quels rapports entretiennent-ils les urbains avec leur culture d’origine ? et quels sont les capitaux culturels et sociaux acquis qu’ils mobilisent dans les processus de leur adaptation aux nouveaux contextes ? Autant de questions qui appellent des investigations sans oublier l’apport que ces sciences dans le cadre des politiques publiques dans le domaine de la promotion et de la préservation des patrimoines culturels.
Avant de finir sur ce point, j’aime juste rappeler ce que Lévi-Strauss a écrit dans l’un de ses derniers livres consacrés à l’Anthropologie face aux problèmes du monde contemporain. Il explique que la plus haute ambition de cette discipline est d’inspirer aux individus et aux gouvernements une certaine sagesse. Elle révèle que tout ce qui est considéré comme ‘’naturel’’ et ‘’ normal’’ se réduit à des contraintes et des habitudes propres à une culture ou à une société donnée et suggère ainsi des conseils de prudence et de se remettre à la logique interne de chaque société ou de chaque culture.