Un officier français à Assa

Par Haibatna Elhairech

L’Aventure marocaine est un « récit vécu » par le lieutenant Perrin, rédigé par Marcel Jullian (l’un des fondateurs d’Antenne 2) et publié en 1979. En quoi ce récit nous concerne-t-il ? La réponse est toute simple finalement : Perrin a présidé le bureau des affaires indigènes d’Assa entre octobre 1955 et juin 1956, et donc, nous trouvons dans « ses mémoires » des éléments intéressants sur la vie sociale et politique de la région entretemps, sur le fonctionnement de l’administration française sur un plan local, l’interaction entre gens du cru et étrangers, la formation de l’armée de libération, etc.

Les derniers mots du lieutenant en partant, chagriné d’être contraint de quitter les lieux, furent : « Au revoir Assa. Tu sais combien j’avais le cœur gros. » Il ne s’est pas seulement adressé à Assa, la tutoyant en signe d’affection, mais il l’a dotée d’une faculté de juger : « Tu sais… »

Perrin vient d’être nommé à la tête du poste d’Assa, lui qui a brûlé des années en Indochine (pour la bonne cause ?). Il décolle de Marseille, et atterrit à Rabat qu’il décrit ainsi : «  Une ville aux avenues larges et bien tracées, où les édifices modernes côtoyant intimement les constructions pittoresques du passé offrent au visiteur l’image d’un Maroc moyenâgeux auquel la France, un jour, présenta le XX° siècle. » Là, nous sentons une certaine tension, qui perdure encore aujourd’hui, entre un passé qui n’est pas aussi simple que cela, et un présent qui porte en lui les germes de sa complexité. Il fait un saut à Agadir où il rencontre le colonel De Furst, qui l’a précédé à Assa, et qui a commis un petit livre dactylographié sur les Aït-Ussa (1939).

Nous  retenons du colonel une note  officielle qui, à notre sens, est une sorte de chant du cygne de l’existence française au Maroc : «L’avenir est plein d’incertitude…Les buts de l’heure : construire le Maroc indépendant avec la même foi que nous avons mise à construire le Protectorat… Ceux qui veulent être les artisans  de cette tâche doivent avoir foi en elle… L’avenir peut être différent sans être privé d’espoir… J’aurais aimé dire au revoir à tous !» De Furst savait que les colons étaient sur le point de partir une fois pour toute, mais il bégayait en proférant le mot fatal : Au revoir ; d’où l’emploi du conditionnel « j’aurais aimé » et le tiraillement entre incertitude, foi et espoir. Nous voyons là clairement que le système protectoral commence, cahin-caha, à céder la place à l’indépendance et qu’une autre logique relationnelle s’installe entre le colonisateur dont le soleil se couche et le colonisé dont l’aube s’annonce, sachant que : « dans l’histoire des peuples, les aubes sont cruelles et les couchants pudiques » (Régis Debray).

Une fois à Assa, l’aventure, qui a donné au livre la moitié de son titre, se déclenche et le dépaysement est assuré au nouveau venu. Le deuxième jour de son arrivée, il est appelé à organiser le Moussem, qui attire les nomades de tous bords ; il y en a même qui viennent de Tindouf, de la Mauritanie, du Mali, etc. Voilà comment il voit la structure extérieure de cette  foire : « Les commerçants avaient monté leurs tentes juste derrière le ksar. Elles  étaient alignées le long d’un sentier caillouteux, généralement désert, qu’elles transformaient soudain en une ruelle antique, bruyante, désordonnée, ruisselante des mille couleurs de tout ce capharnaüm offert aux convoitises des acheteurs. » Perrin dirigeait un peloton de Mokhaznis, des méharistes autochtones avec lesquels il est arrivé à tisser des rapports humains solides nonobstant la différence des mœurs. Contrairement aux autres Français (dont un adjudant-chef et des employés de transmission) qui n’étaient pas bien vus, lui, il était bien accueilli dans les maisons des méharistes ; il mangeait avec eux, et buvait le thé assis sur une peau de mouton comme eux. Il nous présente le décor général d’une séance de thé, qui comprend une donnée sociologique non-négligeable, de la sorte: « Sahraoui entreprit de faire le thé. Embarka avait apporté un siniya, grand plateau de cuivre ciselé, sur lequel étaient disposés avec soin, des petits verres à thé, une boîte métallique contenant le thé et une petite théière, l’berrèd, de ce modèle uniforme qu’on retrouve chez le nomade le plus misérable ou sur la table d’un ministre….La confection du thé requiert une technique délicate et chaque groupe de nomades a son spécialiste. Sahraoui était l’un de ceux-là. » Toute société étant bien hiérarchisée, la société maure ne déroge pas à la règle ; toutefois, nous notons qu’autour du thé, tous les présents se valent. Il y a toujours du thé pour tout le monde, et le même modèle de théière est à la portée de tous, sans distinction. Le thé a cette capacité de rassembler, d’unir le temps d’un verre corsé ou léger, à la menthe ou sans.

Perrin participait avec les méharistes à la chasse aux mouflons ; ce qui lui permettait de connaître de mieux en mieux les environs d’Assa, les pâturages où paissaient les chameaux du poste, et, en passant, d’écouter les plaintes des bédouins et d’être au fait de leurs « attentes ». Et pour écumer la région, il a dû apprendre à monter à chameau. Là-dessus, il n’a pas manqué de nous décrire sa première expérience avec cette bête, qu’il trouvait tout bonnement drôle : « Il n’avait pas fait un pas en arrière que mon chameau s’enlevait d’un brusque coup de reins dans un nuage de poussière. J’avais subitement oublié que le postérieur se levait le premier et je faillis passer par-dessus la tête de l’animal. Un bon coup de guerbous dans le ventre me rappela à une plus juste notion des choses et me maintint en selle ; le chameau ayant enfin achevé de se déplier je me retrouvai à une altitude qui me parut extraordinaire. » Petit à petit, suivant les conseils de Sahraoui, mokhazni d’origine mauritanienne, il parvient à percer les secrets de la méharée comme s’il avait en tête la devise spinoziste: « ne pas se moquer, ne pas pleurer, mais comprendre », autrement, persévérer dans l’être. Perrin s’intéressait de très près aux coutumes des habitants. Il a appris à parler leur dialecte pour se faciliter la communication avec eux, et à porter convenablement leur habit traditionnel, le boubou, comme s’il voulait se connaître en les connaissant : « Quand on veut étudier les hommes…, il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés » (Rousseau).

Dans ce contexte, Perrin, à dos de chameau, accompagné d’un groupe de méharistes, rend visite au caïd Bouzid, installé sous sa tente à quelques kilomètres d’Assa. Après le dîner, allongé, terminant sa pipe, contemplant parfois ses compagnons de route, parfois le feu ou le ciel, il se lance dans une réflexion sur la possibilité d’un dialogue entre les peuples et les cultures : «…j’ai compris quel obstacle me séparait de ces gens et combien mes efforts pour m’identifier à eux se heurtaient aux murs de nos fois et de nos croyances, si opposées et si proches cependant. »

Top