Conférence-débat organisée par la Fondation Ali Yata et l’AMEP
Mohamed Nait Youssef
La Fondation Ali Yata a organisé, jeudi 10 avril, au siège national du Parti du Progrès et du Socialisme (PPS) à Rabat, en partenariat avec l’Association marocaine des enseignants de philosophie (AMEP), une conférence-débat sur le thème : «De la nécessité du renouveau des Lumières islamiques», à la lumière de l’œuvre intellectuelle du philosophe et penseur Mohamed Mesbhi. Ouvrant la cérémonie, Said Sihida, membre du bureau de la Fondation Ali Yata, a fait une brève présentation de ce dernier. Le professeur Mohamed Mesbhi, a-t-il souligné, a publié environ douze ouvrages depuis le milieu des années 1980, et son dernier-né verra le jour prochainement. Et d’ajouter, en s’adressant à l’assistance présente lors de cette rencontre intellectuelle et culturelle : «votre présence et contribution est une redynamisation et revitalisation du débat intellectuel et philosophique dans notre pays.»

Mohamed Mesbhi : «pour un renouveau des Lumières islamiques»
D’après Mohamed Mesbhi, le livre «Pour un renouveau des Lumières islamiques» est, à la fois, simple et difficile parce que ses contenus et ses problématiques sont multiples. En intervenant, le penseur est revenu sur le concept des Lumières pour en donner un aperçu rapide. «Les Lumières sont un réseau de concepts qui, malheureusement, sont devenus aujourd’hui une cible de critiques et un objet de rejet», a-t-il révélé. Et d’ajouter : «je pense que les Lumières sont liées, à la raison, à la vérité, à l’équité ou à la justice, à la démocratie, et à l’identité arabe. Ainsi, ce réseau de concepts a été soit abandonné, soit vidé de son essence ; chose qui permet à une nation d’être historiquement actrice. C’est pourquoi j’appelle à œuvrer pour renouveler ces idées.»
Dans cette optique, Mohamed Mesbhi a appelé à la nécessité de renouveler les Lumières islamiques. Mais que signifie ce “renouveau” ? Existe-t-il vraiment des Lumières islamiques ? Avons-nous même le droit d’évoquer un tel concept ?
«Au premier abord, on pourrait affirmer qu’il n’y a aucun lien entre les Lumières et l’islam, puisque l’islam est une religion révélée, fondée sur la Révélation. Or, la Révélation n’a rien à voir avec la raison : elle consiste en des commandements et des interdits qu’il faut suivre ou éviter. Pourtant, lorsqu’on examine attentivement l’héritage arabo-islamique, on découvre que l’amour de la raison –la rationalité– imprègne chaque texte de notre pensée, qu’il relève de la philosophie, du droit, de la théologie, du mysticisme ou d’autres disciplines. En somme, l’amour de la raison est le dénominateur commun de notre culture arabo-islamique», a-t-il expliqué.
Toutefois, l’islam, poursuit-il, a accompli un miracle civilisationnel que bien d’autres civilisations n’ont pas réalisé. «Ce miracle, c’est son ouverture à la civilisation grecque et à son savoir. Cette ouverture a provoqué une révolution intellectuelle, marquant profondément la langue arabe, la littérature, la pensée, le droit et la philosophie», a-t-il indiqué.
Ainsi, il y a bien eu une production intellectuelle et une forme de Lumières. Mais ces Lumières qui ont émergé dans la civilisation arabo-islamique, présentaient plusieurs degrés ou plusieurs niveaux, a-t-il confié.
«On peut parler d’une rationalité juridique, d’une rationalité théologique, d’une rationalité scientifique, d’une rationalité philosophique, d’une rationalité littéraire et poétique… Mais l’essentiel pour nous est que cette rationalité islamique avait pour noyau sur la réconciliation entre philosophie et charia, ou entre raison et révélation. Comment ce processus s’est-il opéré ? C’est précisément ce que j’appelle les Lumières –et ce dont j’appelle au renouveau. Comment cela s’est-il manifesté ? Les philosophes et savants considéraient la Révélation comme un projet philosophique. Pourquoi ? Parce qu’il examine l’existence, interroge les causes de l’être et explore le bonheur humain», a-t-il fait savoir.
Selon ses dires, l’islam est en effet une Loi visant le bonheur des gens en ce monde avant l’au-delà. Ainsi, les philosophes considéraient la religion ou la Loi sacrée -dans leur langage – comme une «philosophie en puissance», car la rationalité y circule : elle imprègne la Révélation comme ses diverses expressions, a-t-il précisé.
Ainsi, pour développer cette rationalité et la faire passer de la puissance à l’acte, il a fallu recourir à plusieurs outils, a-t-il insisté. D’après lui, ce sont précisément ces outils qui ont produit une pensée foisonnante en rationalité et en tout ce qui l’accompagne.
«Qu’est-ce que les Lumières ? C’est le refus de la tutelle, du dogmatisme et de la soumission aveugle, au profit d’une pensée autonome où l’individu raisonne par lui-même. En ce sens classique, les Lumières n’ont rien à voir avec les Lumières islamiques. Cela dit, nous ne nions pas l’existence de Lumières islamiques – nous plaidons pour leur renouveau. Or, tout comme les Lumières modernes se sont réformées et réévaluées (notamment dans les courants postmodernes et post-Lumières), les Lumières islamiques ne sauraient être rigidement définies. Dans mon ouvrage, j’ai proposé plusieurs pistes pour leur régénération actuelle», a-t-il déclaré, précisant que cette régénération doit partir d’une approche immanente ; examiner les choses par leurs causes propres, non par des explications occultes ou mythiques.
Pourtant, Mohamed Mesbhi défend un renouveau des Lumières qui reste en dialogue avec la Révélation. Car, même en Occident, a-t-il souligné, les nouvelles Lumières reconnaissent désormais l’émotion, l’affect et la Révélation comme sources de lumière.
«Prenons un exemple concret : si nous employons le terme “Lumières” et affirmons qu’un signe distinctif des Lumières est la révolte contre l’injustice, la tyrannie et l’oppression, alors cette révolution contre l’oppression puise sa source première dans l’émotion. Nous devons canaliser cette émotion face à l’injustice. Mais nous devons aussi la soumettre à l’analyse rationnelle pour la dépasser. Car s’indigner contre l’injustice est une réaction profondément humaine et noble, mais insuffisante. Nous devons comprendre l’injustice par ses causes structurelles. C’est précisément pourquoi nous devons renouveler notre rationalité islamique : nous sommes une civilisation dotée d’un capital stratégique et historique, qui doit prendre conscience de sa vocation à guider le monde. Particulièrement en ces temps ultimes où nous voyons la brutalité d’Israël et des États-Unis, et leur complicité dans le génocide d’un peuple qui ne réclame que sa terre», a-t-il affirmé.
D’après lui, c’est ici que s’impose le renouveau des Lumières islamiques pour régénérer notre être collectif. «Cet être qui doit assumer la responsabilité de construire une nouvelle histoire humaine, comme il l’a fait par le passé», conclut-il.
Bilal Talidi: «une pensée en quête d’un fondement contemporain»
Bilal Talidi, chercheur en pensée islamique, estime que cet ouvrage plus proche d’une compilation d’articles ou d’études spécialisées réunies en un livre ; ce qui correspond parfaitement à sa nature. «Cela n’en diminue aucunement la valeur, car le texte est traversé par un fil conducteur unique : la question de l’horizon des Lumières islamiques. Pour le formuler plus précisément : est-il possible d’établir un fondement pour des Lumières islamiques dans l’espace culturel arabe contemporain que nous habitons ? Cette question centrale pousse Mohamed Mesbhi à confronter plusieurs problématiques. Naturellement, dès qu’on aborde les Lumières, se dresse l’obstacle de l’héritage : comment l’appréhender ?», a-t-il révélé.
L’originalité de cette œuvre, poursuit-il, réside dans son refus de se limiter à cette seule question de l’héritage, car nous faisons face à une difficulté supplémentaire ; si nous parlons de Lumières, il ne s’agit pas seulement d’un débat intellectuel, mais aussi d’un obstacle politique incarné par les courants de l’islam politique porteurs soit de visions patrimoniales, soit de conceptions alternatives des rapports religion-État.
Par ailleurs, l’ouvrage propose, a-t-il affirmé, une troisième voie – ni rupture radicale, ni adhésion passive, mais une assimilation critique du passé permettant de fonder les Lumières à partir de notre propre système de pensée, tout en intégrant les apports de la modernité occidentale.
Dans cette perspective, Mohamed Mesbhi, dit-il, aborde la question brûlante des relations religion-État et de ses implications démocratiques.
Selon Bilal Talidi, l’analyse de Mesbhi engage un dialogue critique souvent sévère avec les thèses des mouvements islamistes (Frères musulmans, salafistes, hanbalites), tout en manifestant une certaine ambiguïté quant à leur compatibilité avec la démocratie. « Tantôt il en affirme l’incompatibilité doctrinale, tantôt il reconnaît la possibilité d’une coexistence ; reflet peut-être de la tension entre les positions idéologiques hanbalites et certaines expériences politiques islamistes réelles », a-t-il fait savoir.
La thèse fondamentale de Dr. Mohamed Mesbhi, indique Talidi, n’est qu’un horizon de modernisation et de Lumières islamiques est à la fois possible et nécessaire. Selon lui, cet horizon n’exige ni une rupture avec le passé, ni un rejet de la modernité occidentale, mais une synthèse originale ; ce «troisième chemin» qui se distancie à la fois des approches de Mohamed Abed Al-Jabri et Abdellah Laroui.
Anouar Hammadi : «vers une philosophie de la réconciliation»

Anouar Hammadi, chercheur en philosophie et sciences humaines, a mis l’accent quant à lui sur l’exigence d’innovation dans l’approche des Lumières et de la modernité.
«Face à cette problématique, plusieurs approches coexistent, à savoir l’approche philosophique intellectuelle (celle que privilégie le Professeur Mohamed Mesbhi) et l’approche chronologique (qu’il rejette en partie) », a-t-il démasqué.
Selon lui, cette perspective implique que chaque époque a eu ses propres Lumières et sa propre modernité.
«Dans le contexte arabo-islamique marqué par la rencontre avec la philosophie grecque, nous avons connu des “Lumières byzantines”. Dès lors, quelles Lumières pour notre temps ? Faut-il adopter une posture salafiste en revenant au modèle du califat ? La logique du califat et de la choura (telle qu’instituée aux premiers temps de l’islam) est-elle encore pertinente ? Dans notre réalité sociale actuelle – marquée par la connaissance scientifique et ce que Max Weber appelait le “désenchantement du monde” – pouvons-nous vraiment revenir à une vision enchantée, sacrale du monde ? Ou devons-nous puiser à toutes ces sources pour fonder une nouvelle conception des Lumières ?», s’est-il interrogé.
Pour le chercheur en philosophie et sciences humaines, la question fondamentale devient alors : Comment éclairer l’être arabo-musulman contemporain sans le cisailler de son héritage religieux, ni l’aliéner de son monde actuel ?
En outre, l’intervenant s’est arrêté sur les concepts de vérité et de justice, et leur relation avec la question des Lumières. « Nous pouvons conclure que l’être éclairé, selon cette dualité, est autonome dans le domaine de la connaissance, comme le souligne Dr. Mesbhi en analysant Ibn Rushd, confronté à une double dimension : épistémique et existentielle. Le paradoxe islamique apparaît clairement dans la tradition : Al-Haqq est un nom divin (Dieu est la Vérité une et absolue), tandis que chez Ibn Rushd, la vérité devient une question démonstrative liée à la définition des limites, comme dans sa théorie de la délimitation. Quant à la justice, en politique, elle s’oppose à l’oppression. Or, dans la tradition arabo-islamique, la justice est inséparable du Divin. D’où la tension fondamentale : comment réaliser la justice dans une société civile sans référence transcendante ? C’est ici que Dr. Mesbhi critique radicalement l’islam politique, à savoir que « la politique n’a pas besoin d’islamisation” (thèse centrale du livre). Car elle relève du ‘’tadbîr‘’ (gestion rationnelle des conditions humaines partagées). Si chaque acte devait constamment se référer au divin, la politique deviendrait superflue», a-t-il souligné.
Il est à rappeler que cette rencontre-débat a été modérée par Malika Ghbar, chercheuse en philosophie et militante des droits humains.