Les couleurs inédites de l’amour

Le bleu du Caftan de Meriem Touzani

Mohammed Bakrim

Pour tout un pan du nouveau cinéma marocain, les succès indéniables réalisés ici et là amènent une première interrogation de nature stratégique : un tel accueil à l’international est-il inhérent aux qualités intrinsèques du film ou est-ce le résultat d’une stratégie professionnelle d’orientation de l’écriture (un effet atelier !), de marketing ? L’interrogation est légitime quand on connaît les puissants moyens mobilisés par l’occident néo-libéral pour préserver sa mainmise sur les industries de l’imaginaire.

Pour le cinéma, des tendances et des thématiques sont mises en exergue par les différents réseaux de financement, d’aide au développement de scénario (réécriture), et de promotion. On constate ainsi la mise en avant de tout un courant de cinéma «post-printemps arabe» privilégiant des thématiques récurrentes tels les enfants de la rue, la grossesse hors mariage ou les mères célibataires…l’homosexualité en milieu conservateur. Après la vague des films «engagés», «politiques», la balance penche désormais pour le cinéma sociétal imprégné d’un regard néo-orientaliste. Celui-ci réside dans la prise en charge de thématiques «socio-exotiques», cette fois, par des artistes locaux (autochtones, indigènes) bénéficiant des appuis et de fenêtres à l’étranger.

Le titre choisi par la référence parisienne, le journal Le monde pour sa critique du film Le bleu du caftan de Meriem Touzani, « Un amour gay dans la Médina de Salé », est la parfaite illustration de cette hypothèse. Pousser trop loin le bouchon « sociétal » pour mettre à l’épreuve la réception locale du film aussi bien institutionnelle que publique.

Le film est aujourd’hui dans les salles marocaines (le peu qui en reste) porté par un prestige glané un peu partout : Prix de la critique à Cannes, Prix du jury à Marrakech…Mais aussi bénéficiant de la présence inédite d’une cinéaste marocaine, Meriem Touzani sa réalisatrice, au jury de la compétition officielle à Cannes.

Le film arrive ainsi dans lepaysage serein d’un cinéma local, marqué par des comédies légères portées par des stars des séries télévisées. Comme un coup d’éclair, il pourrait secouer ses eaux calmes pour les transformer en torrent d’interrogations. Ce faisant, il pourrait faire sortir carrément le public de sa léthargie. De la paresse du rire facile. Oui, le Bleu du Caftan peut porter ce projet car c’est un film clivant. On n’en sort pas neutre. Il bouscule certains clichés sur une certaine masculinité.

Certes, l’homosexualité a été présente d’une manière ou d’une autre dans un certain nombre de film marocains. De La porte close de Abdelkader Lagtaâ à L’armée du salut de Abdellah Taïa avec une présence explicite sans citer les allusions ici et là dans d’autres œuvres plus suggestives. Mais la masculinité est interrogée dans Le bleu du caftan dans une approche plus large -d’où le titre réducteur du Monde-   pour l’ouvrir sur les sentiers édifiants de l’amour dans ses dimensions multiples.

Il y a à ce niveau quelque chose d’Ibn Arabi, et sa philosophie de l’amour. Touzani pourrait mettre son film sous le signe de la citation du Grand maître quand il dit «je crois en la religion de l’amour ».Avec ce personnage sublime de Mina qui, mourante dit à son mari Halim, aux penchants sexuels doubles homo et hétéro : «Halim, n’aie pas peur d’aimer !».

Une Mina incarnée par une immense Loubna Azabal. Quelle générosité, quel don de soi, quelle variété de registre et de facettes. Face à elle un grand comédien, Saleh Bakri (fils du cinéaste et grand comédien palestinien Mohamed Bakri) qui a mis son corps, son jeu, son image à la disposition du rôle, du film et de la cinéaste.

Le film situe son récit dans le milieu d’artisans de la Médina mais la référentialité spatio-temporelle n’est pas un enjeu majeur. Le film est local certes avec la multiplication d’indices, mais il est universel dans ses enjeux autour du fameux triangle amoureux, réécrit dans une version inédite. Deux hommes et une femme mais les rapports évoluent sans cesse dans des directions diverses. Inattendues. Le film assure quand il est dans ce qui fait la touche de Touzani dès ses courts métrages : l’allusion, la suggestion, l’ellipse. Ici, pendant longtemps, le récit traine, à l’image de la préparation lente du Caftan. La scène phare qui fait basculer le récit dans un sens ou dans l’autre tarde à venir. La récurrence des scènes de Hammam des hommes en est responsable. Dès la première fois on a compris ; inutile de surligner. La répétition de ces scènes fait passer le film d’un récit intime, poétique à un film à thèse (on peut aimer qui on veut ; un film LGTB candidat pour Mubi ?).

Cependant cette scène forte, attendue par les cinéphiles, va finir par arriver et va nous enchanter, nous faire adhérer définitivement pour danser, avec ce trio original au rythme de la célèbre Reggada. Une danse menée tout près de la fenêtre ouverte sur un monde et ses contradictions : la voisine qui n’aime pas la musique (clin d’œil à ceux qui n’aimeront pas le film) et aussi une fenêtre qui rend hommage à la musique populaire avec le passage d’un cortège funéraire et Halim qui dit à Mina : « ce sont les obsèques de Cheikha Hadda !»signant pour ainsi dire le retour de l’inconscient du film.

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