Quel est l’intérêt que revêt cette thématique ?
D’abord, le débat sur l’art des sites spécifiques est posé à l’échelle internationale. Le Maroc y adhère lui aussi. Pendant les années 60, on a vu émerger plusieurs expériences nouvelles en matière de théâtre aux Etats-Unis comme en Europe, notamment le «Happening». Ces nouvelles pratiques ont rompu avec le modèle classique de représentation dans la mesure où elles sont sorties des salles et ont investi l’espace public. Parmi ces formes nouvelles, ce qu’on nomme «Performance art» qui a vu le jour avec Martine Abramovitch, la marraine de l’art de performance. C’était une révolution multidisciplinaire combinant plusieurs expressions artistiques notamment les arts plastiques et l’architecture.
Cette parution dans l’espace public, aux musées et aux sites historiques, a permis une sorte de réhabilitation et de réappropriation de l’espace et de la mémoire comme apparaît dans le travail de Mike Pearson, parrain de l’art dans les sites spécifiques dans le pays de Galles et connu sur le plan international à la fois à travers son apport artistique et à travers ses écrits. Ce dernier met l’accent beaucoup plus sur la dimension de mémoire dans l’art des sites spécifiques, sur le retour vers le passé et vers les souvenirs de l’enfance. Cette forme artistique est collée à l’espace avec une écriture sur azur. C’est à dire un texte écrit sur un autre texte. Le cas par exemple du Musée Al Kasbah, lequel est construit sur les décombres du palais qu’on devait bâtir pour le roi d’Angleterre. Mais après la libération de Tanger à l’époque de Moulay Ismail, les Anglais ont dû quitter après avoir détruit toute la ville. Cet espace est donc construit sur d’autres constructions. Il ne faut pas oublier aussi que Tanger a été l’objet d’une occupation permanente. Il n’y a aucune archéologie qui peut indiquer pertinemment la présence des Romains et des Phéniciens mais il y a des sites qui témoignent de leur passage.
Le spectacle des sites spécifiques se distingue justement par cette caractéristique. Il est étroitement lié à l’espace qui devient le sous texte. Ce qui donne à la fin une écriture condensée.
L’art des sites spécifiques existe-t-il dans le contexte arabo-musulman ?
C’est ce que nous voulons aborder dans ce colloque. Car, l’art des sites spécifiques a fait son chemin dans l’occident, tant dans la pratique comme dans la théorie. Malheureusement, ce n’est pas le cas dans le monde arabo-musulman quoique nous ayons pratiqué l’art dans les sites spécifiques au Maroc depuis la naissance du théâtre marocain, mais nous n’avons jamais débattu du sujet de manière scientifique. Nous n’avons jamais défini les concepts liés à cette pratique. C’est la première fois au Maroc et dans le monde arabe que nous allons aborder ce genre qui existait depuis longtemps chez nous. La reprise de la première pièce de théâtre dans l’Histoire, à savoir «Salah Eddine al Ayoubi» en 1926, a eu lieu dans l’espace de l’école traditionnelle de Fès. Ce qui veut dire que le théâtre marocain est né dès le départ comme art des sites spécifiques.
Les représentations de la troupe professionnelle Maâmoura se sont déroulées dans des espaces ouverts à la forêt de Maâmoura ou à Volubilis comme c’est le cas des pièces Hamlet et Othello. A l’époque, le public accompagnait les spectacles et l’artiste marocain en avait conscience. Fin des années soixante dix, début des années quatre vingt, c’était le début de l’époque des épopées. La plupart de celles-ci ont eu lieu dans des espaces publics ou dans des sites historiques.
Malheureusement la critique n’évoquait pas ces spectacles en tant qu’art des sites spécifiques et n’abordait pas le site dans son lien avec le spectacle ni l’interaction du spectacle avec le public récepteur.
D’ailleurs, c’est là toute la différence entre «performance art» et «site spécifique performance».
Le premier se contente d’exposer. Le deuxième est basé sur l’aspect d’échange entre l’émetteur et le récepteur.
La Halqa, comme forme de spectacle dans notre culture, est en voie d’extinction. Qu’est-ce que vous en pensez ?
C’est un sujet qui est lié à la problématique de préservation de la mémoire collective et de la politique culturelle en la matière. Malheureusement, la sauvegarde de l’héritage va uniquement dans le sens de la folklorisation. A ce niveau, on trouve deux théories différentes.
La première qui appelle à la conservation du patrimoine tel qu’il est sans tenter de le changer. C’est une logique erronée et essentialiste basée sur le retour aux sources qui conduit inéluctablement à la différenciation sauvage selon l’expression de Abdelkébir Khatibi.
Le deuxième discours rejette en vrac toutes les formes traditionnelles au profit du modèle occidental. Entre les deux tendances, il y a une autre vision qui parle d’un corps pluriel et considère l’expérience coloniale comme une partie de notre histoire. Cette tendance nous mène vers un troisième chemin. Car, il est difficile aujourd’hui de demander à Mohamed Bariz ou à Abderrahim d’Al-Azaliya, deux conteurs parmi les pionniers, de faire le spectacle dans un espace plein de vacarme. Auparavant, la halqa se pratiquait selon des exigences spécifiques. Ce n’est plus le cas aujourd’hui avec la prédominance de la culture de consommation et l’introduction d’autres mécanismes et outils de travail. La halqa existe toujours mais le contexte a changé parce que la morphologie de la ville de Marrakech a changé. Jamaâ Lfna se situait auparavant dans les bords de la ville. C’était perçu comme un espace de détente. Cependant, les villes implantées à l’époque coloniale ont provoqué un fractionnement dans la personnalité marocaine même sur le plan urbanistique. On trouve aujourd’hui les anciennes et les modernes villes. Entre les deux, il y a des espaces qui étaient un lieu de spectacle et sont devenus des carrefours de rencontre entre les deux univers. Cette hybridation a fait que la halqa s’est métamorphosée.
Parmi ces expériences marrantes de conteurs, on trouve à Fès Aicha Bitih qui sillonnait la ville ancienne et la transforme en art des sites spécifiques. Contrairement à l’occident, c’était un nouveau phénomène.
Le plus beau dans le spectacle lié au site, c’est que chaque expérience se distingue de l’autre. Il n’y a pas de répétition.
N’empêche qu’il faut souligner que La halqa n’est pas automatiquement un art des sites spécifiques. Elle le devient quand par exemple Mohamed Bariz travaille sur un texte de Kilito, de Ibrahim Khatib, ou de Juan Goytisolo. Il raconte le texte à sa manière devant le public. A ce moment là, la halqa devient art de site spécifique. C’est à dire quant on franchit la frontière entre l’oral et le littéraire.
Où en est le International Centre for Performance Studies dans ses recherches sur le spectacle ?
Notre action est la suite de plusieurs débats et conférences lancés à l’échelle nationale. Nous avons travaillé pendant cinq ans sur des thématiques variées, en l’occurrence «la mémoire culturelle et artistique de Tanger», nous avons également publié plusieurs études. Actuellement on est penché sur la thématique de « la mémoire culturelle et artistique contemporaine». D’autres débats suivront l’année prochaine. Nous abordons aussi les tendances modernes et post-modernes. Il y a des concepts véhiculés en occident. Notre rôle est de savoir s’il y a toujours ce divorce entre l’Orient et l’Occident ou si nous sommes dans une autre optique, celle d’un petit village où les barrières n’existent plus. Notre mission en tant qu’équipe de recherche est de créer une passerelle entre les cultures et accompagner le débat à l’échelle internationale pour bâtir une approche propre à nous. Il y a aujourd’hui de plus en plus de sensibilités nouvelles sur la scène, nées de la rencontre entre les cultures et l’échange. La critique est donc appelée à accompagner toutes ces transformations et d’orienter la création.