Guillaume Musso à Rabat

Le prix secret des livres

Par Rachid Fettah

Fin Aout 2019, au terme d’un séjour estival en France, à quelques heures de l’embarquement pour mon retour au Maroc, dans ma tète, des pensées se bousculaient entre deux visions, presque antinomiques. D’un coté, les images d’un vécu réel, prises sur le vif, suite à mes visites des villes et villages. De l’autre, les sédiments d’un savoir livresque, foultitude d’idées lumineuses que j’ai cultivée par le biais de mes lectures. Deux manières de voir ce pays : France pour vivre et France des livres.

Lors de ces moments, plus au moins longs, de l’attente,  avant le vol Bordeaux-Fès, j’ai eu l’idée curieuse d’aller à la découverte de l’aéroport et ses alentours. Pour ce faire, je me suis, alors, laissé aller vers l’inconnu, dans ce vaste espace là où, tel face à un miroir, je pourrais voir se dessiner les contours du reflet de mon étrangeté. De ces déambulations, je retenais encore et toujours deux détails qui ont bien marqué mon passage éphémère à l’aéroport Bordeaux-Mérignac.

Le premier, chose curieuse qui sautait aux yeux, une bouteille de vin rouge géante qui était plantée au bord d’une rue. Celui qui la voyait ainsi dressée, la prenait pour une statue en verre, tenue debout, telle une vraie dame, avec son allure colossale. Prise dans cette posture,  j’y ai perçu la personnification incarnée de la bordelaise, incarnation où la blondeur de l’habitante de la célèbre capitale du vin fusionnait avec le contenu rouge de la bouteille pour verser dans le même verre de l’ivresse.

Le deuxième détail, qui a davantage capté mon attention, une affiche qu’on a collée presque partout sur les murs du grand hall de l’aéroport. Une photo reproduisant la première de couverture du dernier roman de Guillaume Musso, romancier dont je n’ai rien lu jusqu’à lors. A l’affiche, inscrits sur la tête d’une plume, en gros caractères, le nom de l’auteur et au-dessous, en petits caractères, ce titre : La vie secrète des écrivains , intitulé, à lui seul, en disait long.

En effet, ces hommes et ces femmes de plume, pour écrire, devaient se nourrir du silence, souffle muet qu’ils / elles puisaient dans le vide qui remplissait leur univers secret. Par besoin de plus d’inspiration, ces adorateurs de la solitude poussaient encore plus loin leurs tentatives pour explorer les strates profondes du silence et essayer de pénétrer ses mystères.

Pour revenir à Guillaume Musso de l’affiche, à ma grande surprise, j’ai appris par la suite que c’est l’écrivain le plus lu en France, pays des milliers de lecteurs. Tous ses romans se considèrent comme des best-sellers, tous ses lecteurs trouvent son univers romanesque fantastique, tous aiment ce qu’il écrit et son style les fascine  tellement au point qu’il ne reste rien de secret dans sa vie pour ses fans.

Devenu ainsi très connu, G. Musso l’écrivain n’a quasiment rien à envier à L. Messi le célèbre footballeur. Sauf que le premier doit sa grande renommée à sa plume, alors que le second à son pieds.

Des années se sont écoulées depuis mon passage à l’aéroport Bordeaux-Mérignac, la bordelaise géante et l’affiche fascinante de «  La vie secrète des écrivains » demeurent, pour moi, un souvenir inoubliable.

Ces derniers jours du fin Aout 2022, histoire d’assouvir ma soif de lecteur, aiguisée  par l’envie de découvrir les dernières publications,  je me suis rendu à Rabat pour acheter, sous la recommandation d’un ami de l’autre coté de la méditerrané,  le roman de Rachid Benzine intitulé  Ainsi parlait ma mère. Selon le même ami, ce récit raconte une histoire intéressante et originale. Cet auteur franco-marocain est surtout connu, dans les sphères intellectuelles françaises, comme islamologue, politologue et fin défenseur d’un islam des lumières. A ce titre, il se considère comme  l’un des intellectuels non français le plus sollicité par les plateaux de la télévision française, ajoutant à ce privilège, sa qualité d’être littérairement naturalisé français, il devient le romancier de luxe le plus lu, surtout, par les français résidant au Maroc.

A l’évocation  de R. Benzine, un autre souvenir surgit du fond de ma mémoire, celui d’une rencontre où il était invité pour parler de son roman   Lettres à Nour. C’était un jour exceptionnel, le spacieux et prestigieux amphithéâtre Gérard Philippe à Rabat, était archicomble.

Le public présent était composite, marocains et français. Parmi eux, comme à l’accoutumée, des habitués qui ne rataient aucune rencontre. Ces oisifs-errants de la capitale prenaient toujours la parole pour parler des livres qu’ils n’ont jamais lus. Ce jour-là, le débat était vivement animé et le romancier, suite à son intervention brillante, a eu droit à une pluie ininterrompue de questions auxquelles il a répondu, in vivo, avec grande aisance.

A l’issue de cette rencontre, conformément à l’usage, une séance était dédiée aux dédicaces du livre dont les exemplaires étaient exposés à la vente. En effet, nombreux étaient ceux qui, épris dans une vive bousculade, s’enthousiasmaient pour l’achat. Mais, en s’approchant, à la vue du prix en euro, converti en dirham, frôlait une somme astronomique, bien imprimé en gras sur la quatrième de couverture de ce petit livret de 96 pages, coup de théâtre, comme électrifiés d’une haute tension, tous ceux qui se sont précipités pour l’achat du roman ont vu leur enthousiasme retombé subitement. Ainsi, ils ont fini par faire, sans bruit, une marche arrière, en remettant en silence le petit bouquin à sa place. Ironie du sort, tous ces enthousiastes ratés, dans leur majorité, n’étaient que des marocains francophones, qui, en se retirant,  ont bien fait de laisser l’accès libre pour que leurs concitoyens, français du Maroc, payent le bouquin de 96 pages , sans même l’examiner, ni jeter le moindre coup d’œil sur son prix, bien entendu, en euro.

Encore une fois, en dépit des années qui passent vite, le souvenir de la rencontre autour des  Lettres à Nour  de R. Benzine reste bien gravé dans ma mémoire.

Pour renouer avec ce qui a précédé et revenir au roman que je voulais acheter, je tiens à faire savoir qu’il s’est avéré introuvable dans les trois principales librairies de la capitale du royaume. Toutefois, en quittant la dernière librairie, non loin, un vaste étalage de livres, posés à même le sol, a attiré mon attention. Etant quelqu’un qui ne pouvait résister à la vue des livres, je me suis approché pour, juste, avoir une idée des bouquins exposés et par la suite, continuer mon chemin. Or, par pur hasard, à mon grand étonnement, mes yeux  sont tombés sur   Ainsi parlait ma mère  le roman de Benzine que je cherchais. Il était bel et bien là, en papier et en encre, parmi beaucoup d’autres bouquins, de tout genre, en tout état,  tout neufs et  tout usés. Il en restait deux exemplaires.

Le premier paru aux  éditions du Seuil, alors que le second est publié par Points. Jusque là, tout parraissait normal, mais une fois que j’ai demandé le prix, j’ai eu l’impression comme si on me faisait extraire de la réalité pour être éjecté, en plein fouet, vers un autre univers de la science-fiction.

La cause en était que, selon l’édition de Seuil, le même roman affichait deux prix, dans deux versions. Le premier en euro et l’autre en dirham. Le premier réel puisque visiblement bien imprimé sur la couverture du livre, le second irréel car il était inscrit sur une étiquette  sur le cellophane  qui l’emballait. Mais, ce n’était pas tout, puisque le même bouquin se dotait encore d’un troisième prix, surréel celui-là que j’ai entendu prononcer par la bouche du vendeur.

Ainsi, ce jour-là, dans ce marché noir des livres à Rabat, le prix du petit bouquin de Rachid Benzine oscillait entre trois valeurs qui flottaient infiniment  dans un flou où le réel, l’irréel et le surréel s’interpénétraient.

Alors, ayant constaté mon désarroi, brouillard opaque où je me trouvais, devant l’effet des extrêmes produit par l’élasticité qui marquait les prix des livres, telles les mouvances des dunes de sable, le marchant des livres au noir, pour m’aider à sortir de ce labyrinthe,  a pris dans sa main bien haut le dernier roman de Guillaume Musso  L’inconnue de la seine , fraichement publié, qu’il a brandi devant mes yeux,  tenant ces propos à mon intention :

«Monsieur, tu vois ce livre volumineux (plus de 400 pages), en France, son vrai prix d’origine est 21 euros, arrivant au Maroc, on l’a emballé en plastique et on l’a doté d’un deuxième prix 300 dirhams, quant à moi, je le vends uniquement à 100 dirhams».

Pauvre Musso, le célèbre auteur dont les livres sont les plus vendus en France, d’après le site www.Cosmopolitain.fr : «En 2020, Guillaume Musso a vendu plus de 1,5 millions d’exemplaires de ses romans».

En se retirant, un peu loin du vendeur des livres au noir à Rabat, pensant à  La vie secrète des écrivains , titre du roman dont l’affiche à l’aéroport de Bordeaux-Mérignac annonçait la sortie, je me suis dit : «Puisque, qui dit écrivains dit livres, pourquoi Guillaume Musso ne pensera pas un jour écrire un roman, auquel il pourrait donner ce titre : Le prix secret des livres…à Rabat».

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