Entretien avec l’anthropologue, Aboulkacem El Khatir-Afoulay

«Au Maroc, les acteurs prédisposés à être porteurs de l’idée nationale font partie de l’élite citadine»

Propos recueillis par Moha Moukhlis

Cette publication de référence «Nationalisme et élaboration du postulat identitaire de la nation au Maroc» (Publications de l’IRCAm-2021), que nous devons au chercheur-anthropologue El Khatir ABOULKACEM, alias AFOULAY, s’inscrit dans le cadre des théories qui considèrent l’identité nationale comme le produit d’un postulat élaboré par les élites nationalistes, dans les limites de leur stratégie d’action, en vue de la réalisation politique du nationalisme. Postulat déterminé par les contingences historiques et les origines sociales et culturelles de cette minorité agissante. Le livre s’intéresse particulièrement à l’expérience marocaine en restituant le contexte de la «mobilisation nationaliste» et les conditions à la base de l’élection de cette minorité en élite nationaliste. L’ouvrage nous éclaire sur les raisons de soustraction et éviction de l’amazighité dans le processus (idéologique) de construction de l’identité nationale. Pour plus d’éclaircissement, nous avons posé quelques questions à l’auteur.

Pour commencer, on vous demande une digression sur la genèse de votre ouvrage.

Aboulkacem El Khatir-Afoulay : Il convient d’abord de noter, pour situer l’origine de ce travail, que les parties qui le forment sont extraites d’une thèse de doctorat, soutenue à l’Ecole des Hautes en Sciences Sociales (EHESS) à Paris en 2005. Le choix d’un objet de recherche est souvent déterminé par les préoccupations personnelles et le contexte social et/ou scientifique dans lequel on est inscrit. Prendre le nationalisme pour objet de recherche se situe à un moment précis de mon parcours personnel. Engagé dans le processus de lutte pour la reconnaissance de la culture amazighe depuis les débuts de mes études universitaires à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines d’Agadir. J’ai intégré l’EHESS, en 1997 ; année qu’on peut considérer comme déterminante dans la vie du mouvement amazighe. Après les multiples actions menées pour inscrire l’égalité linguistique dans la constitution marocaine, à l’occasion de la réforme de 1996, l’indifférence politique partagée aussi bien par le pouvoir monarchique et les partis dominants, essentiellement ceux issus du Mouvement national, et au seuil de leur alliance historique qualifiée d’alternance, le mouvement amazighe, formé d’une dizaine d’associations culturelles, vivait une crise profonde que traduit la rupture du consensus sur les modalités opératoires et les stratégies discursives. Débouchant sur une sorte de désenchantement, il avançait inéluctablement vers une situation d’éclatement.

Habité par les interrogations du moment, l’initiation aux techniques et aux grandes idées qui ont marqué l’histoire de l’anthropologie n’a pu se réaliser sans une attention particulière aux problématiques qui ont éveillé mes obsessions d’activiste culturel. La structure académique de l’Ecole à l’époque présente un éventail important de choix de séminaires qui se dessinent comme des chaires et tout étudiant à la liberté de choisir la liste des cours qu’il souhaite suivre en fonction des intérêts, des terrains et parfois des curiosités.

Au-delà du séminaire que Tassadit Yacine (Anthropologue et Directrice de recherche), qui a dirigé cette thèse, assurait sur l’anthropologie de la culture dans les sociétés berbères, j’ai suivi des cours qui exposent des problèmes en rapport avec les identités et les cultures. A titre d’exemple, Jean-Claude Galey, indianiste, aborde les mouvements sociopolitiques et l’émergence des nouvelles identités dans l’Inde contemporaine. Il insiste notamment sur les effets de la présence des idéologies universalistes sur les configurations locales et comment elles produisent des faits de rencontres et des hybridations. De son côté, Emmanuel Terray, africaniste, encadrait notre terrain didactique sur les immigrés irréguliers dans les couloirs des institutions parisiennes. En exposant les résultats de ses enquêtes, il essaye de montrer les conditions de possibilité du travail ethnographique sur ce type d’objet et propose de le traiter dans le cadre général de l’anthropologie de l’État en vue de saisir le fonctionnement mécanique des institutions publiques et les processus de la constitution de ce qu’il qualifie de logique de suspicion. C’est au cours de cette promenade scientifique que j’ai croisé les enseignements de Jean-François Gossiaux qui assure un séminaire sur le nationalisme et l’ethnicisme. De toutes les enquêtes évoquées et les lectures théoriques mobilisées, il présente le modèle théorique développé par Gellner et dont il s’est inspiré pour analyser les nationalismes et les pouvoirs ethniques dans les Balkans. Le modèle qui établit une association entre la société politique et la culture me paraissait très séduisant. Cet enseignement était déterminant dans l’orientation de mon projet de recherche de doctorat. J’ai alors abandonné l’étude des récits d’origine, qui constitue mon projet d’étude de départ et je me suis engagé dans l’étude du nationalisme et l’élaboration culturelle de la nation au Maroc. Ce travail résulte ainsi de cette confrontation entre engagement culturel et rencontre avec des instruments théoriques proposés et développés pour la compréhension de ce genre de situation.

Parlez-nous des rapports entre identité, nationalisme et élite/minorité…

Le nationalisme est intimement lié à la question de l’identité. Bien qu’il soit défini théoriquement dans la perspective adoptée dans cet ouvrage comme un principe de légitimité politique qui émerge dans un contexte historique donné et exige que les frontières politiques et culturelles soient congruentes, le nationalisme s’exprime souvent en termes d’identité et de patriotisme. Il entend définir et édifier une entité /nation différente, et donne de ce fait un nom et une identité à un territoire et à des populations correspondantes. C’est pourquoi il utilise dans ses modes opératoires le langage de l’identité. La mise en avant de la culture dans la construction nationale permet de comprendre pourquoi les logiques identitaires que ce processus appelle occupent une place centrale dans les discours nationalistes. C’est au moment de son apparition que le processus de la construction du postulat identitaire est initié et donne naissance à une mobilisation engendrant un corpus de concepts, des imaginaires et des récits, des styles idéologiques et des conduites identitaires. Il est aussi accompagné par la mise en place des stratégies pour la diffusion de l’image imaginée de la nation en vue de faire adhérer les groupes sociaux présents sur le territoire d’action à cette identité «élue» et «prête» à être imposable à cet ensemble «national». C’est pour cette raison que le nationalisme engage des processus d’invention des récits, des rituels, des symboles et des pratiques pour créer les liens d’allégeance à cette nouvelle forme de légitimité politique. C’est dans ce contexte que s’élabore et se diffuse l’image qu’on se donne de la nation (l’identité nationale), son profil identitaire et ses marqueurs essentiels. Les nationalistes avec les intellectuels, les idéologues et les historiens, acquis à leur cause, forgent des symboles, inventent des héros et des ancêtres historiques ou imaginaires et les insèrent dans un récit officiel et instituent des événements et des rites pour faire adhérer les individus à cette nouvelle loyauté politique. C’est pour toutes ces raisons que la question identitaire se trouve être au cœur du nationalisme.

Le postulat de base de ce travail est que l’identité nationale est une construction. Elle s’est constituée autrement que ne le racontent ses récits officiels. Elle nait, comme le démontre Anne Marie Thiesse, dans ses travaux sur la situation européenne au moment où une poignée d’individus déclare qu’elle existe et entreprend de le prouver. C’est ici que le rôle de la minorité agissante, constituée essentiellement des membres d’une classe sociale prédisposée compte tenu de sa position dans la société à être nationaliste, paraît être déterminant. Les éléments culturels élus comme marqueur identitaire de la nation sont ainsi étroitement liés aux origines sociales et culturelles de cette minorité et au contexte dans lequel elle initie son action. En d’autres termes, la nation, qui n’existe que quand un groupe d’hommes et de femmes, qui forment cette minorité agissante, sont unis dans une conjoncture historique favorable et affirment son existence et tentent de le prouver, est pensée et imaginée dans les termes de ce groupe et en fonction de ses imaginaires et de ses intérêts. L’identité nationale est ainsi déterminée par la culture et par la position sociale de l’élite prédisposée à être nationaliste et dans le cas marocain celle-ci est circonscrite dans les frontières des classes urbaines dominantes.

Peut-on parler de collusion entre le Protectorat et l’élite «nationaliste»?

La situation comme elle se présente objectivement est plus complexe que l’idée simple de collusion. Il convient de rappeler que, dans le cas marocain, il s’agit d’un nationalisme anticolonial. Il existe de ce fait un lien de dépendance avec la situation coloniale. La dépendance se présente comme un fait objectif, et non une stratégie consciente et recherchée. Au Maroc, les acteurs prédisposés à être porteurs de l’idée nationale font partie de l’élite citadine qui a pleinement bénéficié des œuvres de la colonisation, elle était même choisie et choyée par le premier résident général, Lyautey, en fonction de sa position sociale. Pour la maintenir dans sa position dominante, ce dernier a élaboré toute une doctrine, désignée souvent dans la littérature de l’époque par la politique des égards, qui consiste à reproduire dans la frontière sociale de la classe des collaborateurs «les piliers du Maroc de demain». Pour légitimer son action, Lyautey fondait son argumentation sur une interprétation juridique du régime du Protectorat impliquant la sauvegarde de la souveraineté du Maroc et la préservation des hiérarchies sociales. Il ne cesse de répéter que les Français sont dans un pays de Protectorat où rien ne peut se faire qu’en coopération et que le Maroc est un Etat autonome dont la France assure la Protection et qu’il s’attacherait toujours, pour utiliser ses propres mots, à ce que les rangs et les hiérarchies soient conservés et respectés, à ceux qui sont les chefs naturels commandent, et à ce que les autres obéissent.

Instruire la génération des fils de notables et de dignitaires fondait ainsi cette stratégie. En ce sens, la création d’une espèce d’écoles restrictives et payantes, nommés Ecoles des fils de notables, est une manière de limiter la dimension sociale de cette élite. Elles sont donc réservées aux enfants bien nés des villes impériales. Ceux-ci y poursuivent un enseignement bilingue et équilibré où l’acquisition de certaines notions de culture moderne en langue française se juxtapose à une initiation à la culture traditionnelle (éducation islamique, arabe classique). De même, la fondation de deux collèges franco-musulmans à Fès et à Rabat s’inscrit dans la droite ligne de cette politique. L’origine sociale de leurs effectifs scolaires est pratiquement la même. Et suivant sa doctrine, il organisa aussi des séjours culturels en France pour les fils de notables. Ces séjours d’initiation à la vie sociale, culturelle et économique de la France étaient une mesure politique destinée à influencer cette élite. Les circuits et les lieux de visite respectaient la vision particulière de Lyautey à propos de la promotion de cette jeunesse et de l’avenir de l’association entre Marocains et Français.

Cette politique des égards entraîne ainsi la formation d’une couche de jeunes scolarisés, issus principalement de la bourgeoisie traditionnelle. Il donne aussi des instructions à ses collaborateurs pour la promotion de ces jeunes et leur intégration dans les structures administratives de l’Etat scientifique en cours de constitution (Services de la Résidence et du gouvernement néo-chérifien). Il fallait donc aménager un avenir à cette jeunesse distinguée. Il convient de noter que, au cours de la première période du nationalisme marocain, la doctrine de Lyautey a constitué une référence fondamentale dans la formation discursive nationaliste. Elle est souvent citée et arguée comme preuve dans les revendications et les discours contestataires.

C’est l’implication effective dans la vie du protectorat de cette catégorie sociale bien déterminée qui lui a permis d’acquérir les propriétés de minorité agissante, de devenir l’aile marchante du nationalisme. Une fois qu’elle s’est trouvée exclue et reléguée à un second rôle après le développement de l’administration coloniale, elle trouve dans l’option nationaliste une réponse d’ajustement. Le nationalisme se présente ainsi comme l’abandon de l’attitude d’adhésion et l’inscription dans un processus de critique et d’opposition au système établi. Il est la résolution d’un problème d’ajustement.

Pourquoi l’amazighité a été exclue du processus de construction de l’identité marocaine ?

Dans son livre sur le nationalisme, Gellner nous avertit qu’il est très difficile voire impossible de définir précisément les conditions spécifiques qui garantissent la réussite d’une culture et sa transformation en catalyseur nationaliste ou assure de son échec. On ne peut donc prétendre établir une règle générale permettant d’indiquer les groupements qui émergeront pour porter cette idée serait une gageure scientifique. La réussite ou l’échec d’une culture dépend de trop nombreuses contingences historiques. Si la situation constitue une conjoncture favorable à la réussite de la culture portée ou, du moins, revendiquée par la classe urbaine dominante pour devenir le catalyseur du nationalisme marocain, elle n’était pas au contraire propice à l’émergence d’une élite se revendiquant de la culture amazighe.

La trajectoire de Mohamed Mokhtar Soussi est très significative et permettra de comprendre les propriétés et l’habitus des élites rurales amazighes. Avant de devenir néo-alem, il est formé dans le système traditionnel qui abrite la version amazighe et rurale de la culture savante et a baigné dans l’atmosphère des zaouïas, connues pour être le lieu du développement des usages sociaux et politiques de l’amazighe écrit, en tant que fils de fondateur et prétendant à la succession. Et pourtant la culture qu’il assume et revendique est autre que ses héritages.

Après une longue pérégrination dans les principaux foyers urbains de la culture savante, il retourna en 1937 dans sa localité natale, Ilgh (Anti-Atlas occidental, région de Souss) pour y être assigné à résidence par les autorités du protectorat. Le pays venait de se soumettre aux forces françaises et de remettre ses armes et, par extension, ses mots, comme disait un des chefs de la résistance armée, l’Amghar Go Abdallah dit aussi Zagour, de la tribu des Ayt Abdallah dans l’Anti-Atlas méridional (ittmma lqṛṭas ittmma wawal, Plus de balles, plus de parole). Mais Soussi n’accorda pas un intérêt spécial à cette « exaltation naturelle des tribus guerrières » selon les termes de Hobsbawm. Notre néo-alem a développé un autre rapport à la lutte et aux armes nécessaires pour se défendre contre la domination à la fois militaire et culturelle du colonisateur.

Tout au long de son séjour notamment à Marrakech et à Fès, il se rendit compte du rôle que ces foyers urbains avaient joué dans la confection du projet de réforme de la société autour de la culture savante et dans le développement de l’idée nouvelle de la nation. Il avait en effet assisté à une agitation intellectuelle et politique dont ses collègues lettrés des villes étaient les principaux acteurs. En revanche, en arrivant à Ilgh, devenu un lieu d’exil contraignant, il se trouva face à un monde de lettrés muets, loin de toute idée de réforme nécessitant de changer leur regard vis-à-vis de la culture savante acquise. Bien que le Souss regorge de centres importants de maintien et de diffusion de la version locale de la culture savante qui soutenaient la comparaison avec les cités attractives et, aussi, de compétences scientifiques d’envergure, elle était loin de constituer un foyer d’élaboration de l’idée nouvelle de nation. Et Soussi, acquis au réformisme et au sentiment nationaliste, fut profondément choqué par ce monde fermé de lettrés. Pour dire les choses autrement, les tenants « ruraux » de la culture savante étaient voués à la surdité scientifique. Ils n’avaient pas la capacité de comprendre la signification nouvelle de leur culture et la responsabilité qui leur incombait du fait du nouveau contexte. En cette période déterminée de l’histoire du pays, ils n’étaient pas prédisposés à être nationalistes. La conversion du capital scientifique en capital politique est une opération située et les savants ruraux ne sont pas bien placés pour opérer cette transition. La capacité de manipuler son capital culturel est tributaire d’autres conditions. Elle n’est le produit ni d’un mérite ni d’une volonté, elle se forge dans un contexte socio-politique particulier.

L’observation de l’attitude d’autres élites d’origine amazighe traduit et illustre cet état des choses. Les anciens élèves du collège franco-berbère d’Azrou, qui ont étaient pourtant formés au sein d’une école française et appris des rudiments de leur langue et culture, n’ont pas engagé par exemple le processus du développement d’une variante policée de leur culture. Ils sont même relativement, d’après les résultats de l’étude réalisée par Mohamed Benhlal, alignés sur la conduite nationaliste dominante. Certains ont d’ailleurs signé le manifeste de l’indépendance. Notons pour conclure le rapport ambigu à leur langue et culture d’autres lettrés traditionnels amazighes associés au projet scientifique de l’amazighisant français Arsène Roux comme Brahim Akenkou, Lahcem Oubounâman (devenu poète en arabe et dignitaire politique) et Mohamed Sebbar (Lakhsassi).  Ils ont certes écrit des textes novateurs en amazighe et ont travaillé sur les aspects multiples de leur société et culture, mais ils n’étaient pas prédisposés à assumer pleinement leur identité et leur culture. Ils sont restés des porteurs passifs d’un capital culturel. La nature de leur attitude montre la prégnance de ce que nous pouvons désigner d’une relation notariale à la langue mère, qui constitue une des fonctions habituelles du clerc rural. En un mot, la culture amazighe n’est pas dotée d’une élite disposée à ce moment de l’histoire à en faire le catalyseur d’une conscience nationaliste propre.

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