Malika Halbaoui est conteuse professionnelle, parolière, poète née au Maroc et résidant en France. Fascinée par la magie de la parole et le souffle mythique et mythique des mots, elle s’est aventurée dans un périple au cœur de la culture orale marocaine et magrébine. «Je suis très sensible à la culture berbère dont la richesse est la diversité de ses modes d’expression… Culture très dynamique et sachant se réinventer en fonction des époques. Le Maroc est un pays dont l’un des trésors est de représenter cette magnifique mosaïque de la diversité culturelle…», déclare t-elle en substance. Parmi ses publications : Editions : «La fiancée d’Anzar» (recueil de poésie, parution aux éditions du Cygne, en avril 2015.), «Le lion qui avait perdu sa crinière » (Editions Cipango, décembre 2015), «Contes des sages berbères » (Editions du Seuil, mars 2016), «La gazelle étoilée» (aux Editions Cipango, mars 2016).
Al Bayane : «Contes des sages berbères» est l’intitulé de votre denier recueil. Pourquoi ce retour aux ancêtres berbères ?
Malika Halbaoui : Mon père était un berbère originaire de Zagora et j’ai grandi en l’entendant parler le tachelhit avec ses amis. Cette langue m’a toujours interpellée… Sa musique et son mystère m’ont, d’une certaine façon, harponnée dès mon plus jeune âge. La façon d’être de mon père, son rapport à la musique, à la danse, sa joie de vivre, sa parole imagée, colorée, son sens de l’humour, appartiennent vraiment dans leur expression à la culture amazighe. Il aimait raconter ses rêves et toutes sortes d’histoires. Il avait beaucoup d’imagination, de fantaisie et une vision originale de la vie. Il était en fait anticonformiste. Je crois qu’il avait une âme d’artiste. Sa mère était une maîtresse-femme, un tempérament fort que rien ni personne ne pouvait impressionner. Cette grand-mère m’a aussi profondément marquée. Sa parole était puissante, son verbe haut en couleur, elle était une véritable poétesse et, en tant que sage-femme traditionnelle, détentrice d’un antique-savoir. Elle m’a d’ailleurs initiée au culte des Wali, nos Saints soufis, dont les hagiographies font aussi partie de notre patrimoine oral. Ma mère elle-aussi est une excellente conteuse. Elle a un immense répertoire qu’elle détient en grande partie d’une conteuse itinérante qui s’arrêtait très souvent dans la maison de ses parents. Même aujourd’hui, elle me surprend encore en me racontant de nouveaux contes ou des versions inédites. Elle se remémore des formulettes d’ouverture ou de conclusion, des chansons, des proverbes, comme si ses souvenirs d’enfance n’en finissaient pas de remonter à la surface avec le temps qui passe. Même si ma mère n’est pas berbérophone, son répertoire, comme une grande partie de la littérature orale marocaine et maghrébine en général, est constitué principalement de contes ou de variantes, d’expressions, d’images d’origine berbère. Ma vocation de conteuse et ma créativité d’auteure, de poétesse sont un hommage à ce précieux héritage. Ce retour aux sources, cette profonde et longue immersion, ce travail de méditation et de réécriture des contes et légendes m’a permis de mieux comprendre mes racines, de renouer avec les fondements de mon être et, finalement, de mieux me comprendre moi-même. Et, d’une certaine manière, de redécouvrir la richesse de ma culture d’origine.
Quelles sont les spécificités du conte berbère ? Comment s’est faite cette recherche sur les variantes des récits amazighs dans le Maghreb ?
Vous savez sans doute qu’il y a des contes-types universels, des schémas narratifs que l’on retrouve dans la plupart des cultures. Il y a par exemple une cendrillon dans des versions française, scandinave, tibétaine et, bien-sûr, berbère : Aïcha Mrremba, Aïcha des Cendres. Chaque peuple, chaque tribu, chaque famille peut avoir sa propre version avec un habillage, un contexte, des particularités qui lui correspondent. Dans ce recueil, je n’ai pas traité les contes merveilleux mais d’autres genres narratifs porteurs d’une sagesse, d’une philosophie plus explicite : fables, mythes, légendes, récits facétieux, apologues, hagiographies. Et là, dans ce corpus, les spécificités du conte berbère sont plus importantes. Il y a des survivances de mythes préislamiques comme Tislit n’Anzar, la «fiancée d’Anzar», Agellid n’Ugfur, le Roi de la Pluie, l’antique divinité de l’eau, de l’orage, qui est liée à un rituel répandu dans l’Atlas, les Aurès, le Rif et la Kabylie. Dans l’imaginaire berbère, le lien avec la nature est très présent. Il y a aussi un plus grand souci d’équilibre féminin-masculin. La femme est davantage honorée que dans d’autres cultures, surtout dans la société matriarcale touarègue qui a institué l’Ahal, la Cour galante où traditionnellement les hommes ne pouvaient courtiser leurs belles qu’en public et qu’avec des poèmes raffinés, au son de l’imzad, le violon à une corde dont seules les femmes peuvent jouer ! La poésie de Dassine, la célèbre poétesse touarègue, avait d’ailleurs ébloui Charles de Foucault qui a traduit ses poèmes en français. Le goût immodéré pour la poésie, la musicalité de la parole, la beauté des images, est également une grande caractéristique de la littérature orale amazighe. Les formulettes d’introduction et de conclusion des contes berbères sont fameuses pour leurs qualités poétiques : « Dieu, faîtes que mon conte soit aussi long et merveilleux qu’une ceinture parfaitement tissée ! » et «Mon conte court de rivière en rivière, je l’ai raconté à des seigneurs. Le sage l’entend et s’en réjouit tandis que l’idiot le délaisse et l’oublie !».
Dans les contes berbères, souvent transmis par des conteuses, il n’est pas rare qu’une femme en remontre à de prétentieux talebs, notamment dans la légende qui a donné le célèbre proverbe : «Mimouna connaît Dieu, Dieu connaît Mimouna». J’ai d’ailleurs découvert à travers les récits hagiographiques l’influence considérable de la sensibilité amazighe dans la genèse du soufisme et l’élaboration d’un Islam maghrébin tolérant qui a su intégrer les racines africaines et dont les exemples emblématiques sont les tariqas Gnawa et Aïssawa, pour ne citer qu’elles. Des confréries qui ont contribué à convertir l’Afrique de l’Ouest et qui rayonnent jusqu’au Pakistan. Ibn Arabi, dont la mère était berbère et qui, grâce à elle, fut initié au Tassawuf par la Sainte Fatima de Cordoue, rend hommage dans ses écrits à celui qu’il considère comme l’un des patriarches du soufisme : le berbère marocain Abou Yazza, saint et thaumaturge. Il est le maître principal d’Abou Madyan, alias Sidi Boumédienne, le fondateur du soufisme maghrébin. Celui-ci étudia à Fès avant de rejoindre Moulay Bouazza dans l’Atlas pour devenir son disciple dans la bourgade qui porte aujourd’hui le nom du saint. Et le wali Abou Yazza, dont je raconte l’histoire dans mon livre, a à mes yeux toutes les caractéristiques du Berbère : l’élan mystique, l’amour de la nature (il apprivoisait les lions et connaissait les plantes), la sagesse iconoclaste et humoristique… Un anticonformisme certain et revendiqué que l’on retrouve chez Sidi Bel Abbès, l’un des Sept Saints de Marrakech et dont j’ai pris plaisir aussi à raconter certaines histoires truculentes et édifiantes !
Quid des sources de vos travaux ?
En ce qui concerne les sources, il y a bien-sûr tout d’abord le collectage oral que je mène depuis des années. Cela fait 25 ans que je suis conteuse professionnelle et je n’ai pas cessé de demander et de noter toutes les versions qu’on pouvait me raconter au gré de mes rencontres. J’ai aussi la chance de travailler avec des artistes kabyles qui m’ont beaucoup appris. J’ai bien-entendu consulté toutes les publications des orientalistes français qui dès le début du XXe siècle ont collecté au Maroc et en Algérie : Basset, Laoust, la doctoresse Legey, Dermenghem… Et des collectes d’ethnologues plus récents. Fidèle à la tradition vivante du conteur, je me suis inspirée de toutes les variantes existantes d’un récit, je les ai méditées pour faire ma propre version, la plus complète, la plus sensible afin de faire passer son sens profond avec la musicalité de la parole et des images poétiques. Je les ai souvent racontées, expérimentées, en public avant de trouver la forme définitive.
Sur le plan linguistique, nous constatons que la langue berbère est riche en poésie et en images ainsi qu’en philosophie et en mythe. Parlez nous de ce passage entre les deux langues/ cultures berbère et française ?
Même si je ne suis pas berbérophone, ma langue maternelle est le darija, un métissage dynamique d’arabe et de berbère. Le dialectal maghrébin est composé en moyenne d’un substrat d’au moins 20% de tamazight. Au Maroc, la composante berbère est encore plus importante. Cela influe sur la manière de penser, de ressentir, de se représenter le monde. Comme le dit si bien le célèbre historien et écrivain égyptien Ahmad Amîn : «Il y a interaction entre langage et pensée. Un langage organisé agit sur l’organisation de la pensée, et une pensée organisée agit sur l’organisation du langage. » La musicalité d’une langue, les images qu’elle véhicule, pétrissent notre sensibilité. Je témoigne de ma culture à travers ce que je suis, je traduis le sentiment berbère du mieux que je peux, à travers le médium dont je dispose, c’est-à-dire le français, une langue dont je suis tombée amoureuse. Je suis issue de l’immigration, arrivée à Paris à 4 ans, il y a….quelques décennies déjà !
Quel regard portez-vous sur la culture et l’art berbères ?
Je suis très sensible à cette culture dont la richesse est la diversité de ses modes d’expression… Culture très dynamique et sachant se réinventer en fonction des époques. Le Maroc est un pays dont l’un des trésors est de représenter cette magnifique mosaïque de la diversité culturelle… Une chance extraordinaire pour démontrer que la différence est une richesse et qu’elle pousse les êtres sensibles à avancer ensemble, en appui sur des valeurs communes. La littérature orale berbère est classée patrimoine immatériel de l’humanité par l’UNESCO. A travers la culture orale, l’artisanat, la musique, les danses, les fêtes populaires, il y a un génie berbère qui sait inclure la diversité des tribus, des pratiques locales, des dialectes, des influences arabes, juives, occidentales. Il y a une vision de l’homme inclusive de la diversité, de toutes les dimensions qui le composent, matérielles, spirituelles, affectives. Et surtout, un don de la parole, un sens du verbe, de la communication, de la relation, de l’accueil. Je crois profondément que les Berbères sont des conteurs nés, des orateurs, des poètes et des écrivains talentueux. Cela remonte à l’Antiquité avec Apulée, le génial conteur berbère qui écrivait en latin et dont le mythe de Psyché, sans doute inspiré d’un conte amazighe, fait partie de la littérature classique et universelle et fut repris par La Fontaine et Molière ! Et aujourd’hui encore, en France, bon nombre d’humoristes célèbres ont des origines berbères ! Sans parler des poètes et des écrivains comme Kateb Yacine qui m’a encouragée à écrire ou Assia Djebar, première femme maghrébine à entrer à l’Académie Française, et bien-sûr, Tahar Ben Jelloun qui a eu le Prix Goncourt et qui, s’il ne se revendique pas explicitement d’origine berbère, célèbre la culture amazighe dans son œuvre !
Mohamed Nait Youssef