Un modèle d’un intellectuel intègre et engagé

Au 40ème anniversaire de sa disparition

Par Abdeslam Seddiki*

Nous commémorons aujourd’hui le 40ème anniversaire de la disparition tragique d’un grand penseur et d’un militant engagé au service des intérêts des peuples et des causes justes. Il est difficile de parler de Si Aziz en quelques lignes, tellement sa vie fut très intense et chargée eu égard aux multiples responsabilités qu’il a brillamment assumées. Une vie qui ne laissait guère de place au vide.

L’auteur de ces lignes a eu le «privilège» de connaitre le regretté Professeur à un triple niveau : en tant qu’étudiant, j’ai eu la chance de suivre son cours de « problèmes structurels de développement » durant la dernière année de licence en 1974-75. Et c’est grâce à ce cours que nous nous sommes familiarisés avec les grands problèmes de notre époque : ceux du sous- développement, de la dépendance et de la libération. Questions qui demeurent toujours d’actualité. Je l’ai connu en tant que collègue à la Faculté des Sciences Juridiques, Economiques et Sociales depuis janvier 1980 et, à ce titre, j’ai eu la chance de bénéficier de son expérience en travaillant à ses côtés au niveau du département et du SNESUP. J’ai été frappé par son comportement à l’égard de ses collègues, son ouverture d’esprit et surtout sa modestie. A aucun moment, il ne cherchait à imposer son point de vue combien même il est convaincu de sa justesse. Il tenait à l’esprit d’équipe et au travail collectif. Je l’ai connu enfin en tant que camarade au PPS où nous nous réunissions régulièrement soit au niveau de la cellule des enseignants de la Faculté de Droit qui regroupait pas moins d’une vingtaine de militants, soit au niveau de la Commission économique du Parti dont il était le Président. C’est grâce à ses encouragements et à son expérience que la cellule rayonnait sur le plan de la production intellectuelle en constituant un véritable «think-tank» pour le parti.

Sa disparition prématurée, à 50 ans, est une grande perte pour son parti, pour l’université et pour le pays dans son ensemble. Mais il nous a légué un trésor inépuisable et un patrimoine scientifique qui demeure d’actualité.

Un lien dialectique entre la théorie et la pratique

La stratégie de développement souhaitable pour le Maroc élaborée par l’auteur dans sa thèse d’Etat n’a rien perdu de sa pertinence et de son actualité. De même qu’il était précurseur en matière des facteurs non économiques dans le développement en dévoilant les limites de l’économisme et de la pensée technocratique qui veut se mettre au- dessus des contradictions sociales et considérer l’être humain comme un simple « homo-oeconomicus » isolé dans l’île à l’image de Robinson Crusoé.

D’ailleurs, je me souviens lors d’un colloque organisé par la Faculté, répondant à un intervenant qui lui a reproché de tenir un discours idéologique, il a dit en substance ce qui suit : « Moi je ne suis pas un intellectuel qui réfléchit dans sa tour d’ivoire. Je réfléchis aux problèmes de notre peuple et j’essaie de leur apporter des solutions en me plaçant modestement sur un plan scientifique ». Ce qui distingue justement Aziz Belal, en tant qu’ « intellectuel organique » au sens gramscien du terme, c’est ce lien dialectique entre la théorie et la pratique. Les deux s’enrichissent mutuellement. Belal n’a jamais séparé les deux. C’est pour cela qu’on le trouvait sur tous les fronts : Professeur universitaire intervenant dans plusieurs établissements, Directeur de dizaines de thèses, Chef de département des Sciences Economiques, Président de l’AEM (Association des Economistes Marocains), Président de l’ALFAC (Association des lauréats de la Faculté de Droit de Casablanca), Membre du SNESUP, Membre du Bureau Politique du PPS, Président de la Commission Economique du Parti, Vice-Président de la Commune Ain-Diab de Casablanca, présence active dans des colloques internationaux…Dans toutes ses responsabilités, il ne faisait pas de la figuration ou jouer au mandarinat, mais il était actif et organisait des rencontres scientifiques en faisant participer l’ensemble des membres et en comptant sur le travail collégial. Seul un Homme comme Aziz Belal avec ses grandes capacités intellectuelles pouvait s’en sortir.

Engagé très tôt dans l’action politique et ayant vécu la phase de la lutte pour l’indépendance, Aziz Belal a pris conscience de la nécessité d’un développement économique qu’il qualifie d’autocentré. Pour lui, l’indépendance politique demeure insuffisante si elle n’est pas suivie par une transformation réelle des structures économiques et sociales, voire idéologico-culturelles. Ainsi, estime-t-il, les peuples sont confrontés à « quatre types de problèmes fondamentaux : libération nationale, révolution sociale, développement et civilisation » Et de préciser : «il s’agit de quatre composantes essentielles d’un mouvement socio-historique d’ensemble, à saisir dans sa globalité, et que certains ont réduit jusqu’ici, fort abusivement, au seul problème de  »développement »». Cette manière de poser les problèmes a été déjà présente dans sa thèse d’Etat, mais elle a été affinée à la lumière de l’expérience vécue par les pays nouvellement « indépendants ». La raison de ce revers réside justement dans l’ignorance des réalités sociales dans leur complexité et leur contradiction.

Aux pays qui ont opté pour la voie capitaliste dépendante, en voulant importer des modèles surfaits de l’extérieur, sans remettre en cause les rapports de domination qui les lie au capital international, Aziz Belal répond en ces termes : «les faits actuels, confortés par l’expérience de la dernière période, sont entrain de confirmer une réalité d’importance capitale, pour qui veut se donner la peine de la saisir : il s’agit de l’impossibilité de reproduire à une vaste échelle dans les  »pays sous-développés  » et sur la base d’un mouvement socio-économique et socio-culturel englobant l’ensemble de la société, le  »modèle » de capitalisme développé qui caractérise actuellement l’évolution sociale du monde occidental». Dans le même ordre d’idées, il critiqua avec véhémence l’intervention militaire soviétique en Afghanistan. Car le Socialisme, ou le communisme, ne s’introduit pas par les chars, mais il doit être l’œuvre d’une construction consciente et une option librement choisie par les peuples. Le résultat de cette atteinte aux lois d’évolution historique est connu : une faillite quasi-totale de ces expériences. Ici, les pays restent à la merci du capital international en reproduisant le  »sous-développement » ; Là, les talibans se sont substitués aux communistes avec la bénédiction des forces impérialistes évidemment. Ne parlons pas de l’effondrement du Mur de Berlin et des régimes dits  »socialistes ».

«Les blocages dont souffrent nos sociétés, écrit-il, ne sont pas seulement des blocages de nature socio-économique (…) mais aussi au niveau superstructurel des blocages de type politique et idéologico-culturel qui renforcent les premiers».

Le devoir de transmission

Le changement et le progrès passent nécessairement par l’élimination de ces blocages pour libérer les initiatives. Une partie importante du terrain idéologico-culturel continue d’être occupée par des courants d’essence négative que l’auteur ramène à trois : le courant  »passéiste  » qui prône un retour aux  »sources » ; le courant  »technocratique-moderniste » qui prétend singer le monde capitaliste ; le courant  »nihiliste  »qui excelle dans un verbiage ronronnant. Malheureusement, force est de constater que les courants rétrogrades et passéistes, profitant de la crise capitaliste, de l’échec du système éducatif et du  »printemps arabe », ont gagné plus de terrain sur le plan idéologique. Ce qui pose une lourde responsabilité aux forces éclairées de la société.

La tâche de réaliser un véritable développement au service de l’homme, le développement tel qu’il a été défini par Aziz Belal, devient urgente. Aziz Belal nous a servi à la fois une théorie et une pratique révolutionnaires. A nous d’être à la hauteur pour réaliser les grands desseins qui l’animaient.

On déplore cependant que ses publications demeurent inconnues pour les nouvelles générations d’étudiants en sciences économiques. Car nos facultés de sciences économiques se sont transformées en facultés de gestion sans laisser la moindre place à l’étude des théories de développement, ni à l’histoire de la pensée économique et encore moins à l’histoire des faits économiques et à l’épistémologie. Et si réforme de l’enseignement supérieur il y aura, elle devra nécessairement commencer par la réhabilitation de ces matières bannies des programmes universitaires faisant ainsi le lit des idéologies obscurantistes et réactionnaires !! Cela s’est répercuté sur la qualité de formation des lauréats qui sont pour l’essentiel déconnectés de leur réalité socio- économique et socio- politique.

Notre Université gagnerait beaucoup à faire connaitre l’œuvre de Aziz Belal et à enseigner aux jeunes étudiants non seulement son apport scientifique mais également son engagement patriotique en tant qu’intellectuel au service de notre pays et de notre peuple. N’est-il pas opportun, en ces temps d’incertitudes et de perte de repères, de réhabiliter nos penseurs et de puiser dans leur force intellectuelle pour poursuivre la voie qu’ils ont tracée et enrichir cette expérience collective d’envergure. Outre Aziz Belal, d’éminents intellectuels engagés et penseurs talentueux dans diverses disciplines nous viennent à l’esprit. Ces illustres personnalités scientifiques et académiques ne méritent-elles pas au moins qu’on mette leur nom sur des plaques à la rentrée des amphithéâtres, salles d’études ou centres de recherche, comme il est de coutume dans des pays qui respectent leurs scientifiques ? Nous n’avons pas le droit à l’oubli. Car c’est de la mémoire collective de notre peuple qu’il s’agit !!

* Universitaire et ancien ministre

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