«55» est un film que je porte en moi depuis très longtemps

Entretien avec le cinéaste marocain, Abdelhaï Laraki

Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef

Cinéaste, scénariste et acteur majeur de l’industrie audiovisuelle, Abdelhaï Laraki signe une belle fresque historique tournée en plein cœur battant de la médina de Fès, «55». En effet, ce nouveau long-métrage original et captivant, sorti en salles nationales depuis le 11 janvier, une date qui coïncide avec la commémoration du Manifeste de l’indépendance, braque les projecteurs sur une période cruciale et centrale de l’histoire de notre pays : les derniers mois du protectorat français, la résistance contre l’occupant français et le retour d’exil de Feu le Sultan Mohammed V. Par le biais du cinéma et de la beauté de l’image, Abdelhaï Laraki a mis à l’écran un pan important de l’histoire du Maroc colonisé. Par ailleurs, ce film d’auteur indépendant, une production A2L avec la participation du CCM, en coproduction avec SNRT-2M, a réuni une belle brochette d’acteurs et d’actrices: Oumaima Barid, Mohamed Atef, Ayman Driwi, Mounia Lamkimel, Mohamed Naimane, Majida Benkirane, Nabil Atif, Tarik Bakhari, Lalla Hachoum, Didier Nobletz, et Chaïbia Adraoui. Un film à découvrir. Les propos.

Al Bayane : le film «55» braque les lumières sur une étape importante et cruciale de l’histoire de notre pays ; la période précédant l’indépendance du Maroc. De prime abord, pourquoi une telle fresque historique sur l’indépendance du Maroc ? Comment est née l’idée de ce film ? Est-elle une envie personnelle en proposant aux publics un voyage historique sur un pan de l’histoire du Maroc colonisé ?

Abdelhaï Laraki : comme on peut le remarquer, avec l’émergence des pays du sud et la remise en cause de l’ordre établi par l’Occident, le passé colonial revient avec force dans les débats. Néanmoins, il ne s’agit pas pour moi d’un retour nostalgique à une époque idolâtrée. Bien au contraire, mon regard porté par la réappropriation de notre mémoire coloniale est travaillé par des interrogations du présent, des interrogations inhérentes à ma pratique de cinéaste soucieux de donner à ses films un référentiel et un ancrage authentique. Si le sujet m’interpelle sur le plan personnel, mes souvenirs d’enfance nourris de récits par des membres de ma famille et par d’anciens résistants et résistantes, il rejoint aussi des questionnements qui traversent le champ culturel et en premier lieu, le cinéma : Comment revisiter cinématographiquement cette période et sa représentation dans la construction de l’imaginaire et de la mémoire d’une nation. Comment représenter la violence du colonisateur et celle de la résistance qui lui répond et qui finit, au prix d’une terrible stratégie (la terreur, les attentats), par vaincre cet occupant.

«55» est un film que je porte en moi depuis très longtemps. J’ai souvent abandonné l’idée de pouvoir le réaliser, jusqu’à ce que je rencontre un groupe d’anciens résistants dans la médina de Fez, qui m’ont raconté les exploits d’un enfant de 11ans qui passait les armes pour les résistants à travers les terrasses de la médina. Alors qu’ils me racontaient leur participation à la lutte pour recouvrer l’Indépendance, j’avais trouvé l’angle original avec lequel je pouvais aborder le sujet : relier des témoignages réels, personnels et intimes à la Grande Histoire, à travers le regard d’un enfant de 11 ans.

Votre long-métrage a déjà sublimé les cinéphiles au Red Sea Festival de Djeddah et au Festival du film Nuits noires de Tallinn en Estonie. Quelle a été votre première impression en voyant votre film briller sous d’autres cieux ?

Le hasard a fait que la 1ère mondiale du film ait eu lieu le 16 novembre 2023 au Festival International du Film de Tallinn. Je vous laisse imaginer ma joie lorsqu’à la fin de la projection une partie du public a lancé des youyous comme dans le film, fêtant ainsi dans la joie et l’allégresse la fête de l’Indépendance.

Dans les 2 semaines suivantes, le film a été projeté en Inde au Festival International de Goa et au Red Sea ; et à chaque fois l’accueil de la critique et celui du public, qui faisait sien le film, était enthousiaste et provoquait les débats.

«55» est dans les salles de cinéma nationales depuis le 11 janvier, une date qui coïncide avec la commémoration du Manifeste de l’indépendance. Il faut dire également qu’il y a cette idée de la construction de l’identité et de l’histoire dans le film dans une époque où le monde a perdu ses repères. Quelles en étaient alors vos motivations en réalisant ce film ?

Les faits relatés avec précision dans le film sont toujours réels, même s’ils n’ont pas toujours eu lieu dans la médina de Fez et avec la même intensité. La lutte de ces femmes et de ces hommes pour la liberté et la construction de la mémoire m’intéressent davantage que la précision géographique.

Ma plus grande joie après les premières projections au Maroc de «55» c’est d’être interpellé après les projections par des personnes qui n’avaient pas connues cette période du Maroc en lutte pour son Indépendance, souvent des moins de 20 ans, qui me disaient : «merci d’avoir mis en images les récits maintes fois contés par mes grands-parents ». «Merci de les avoir personnifiés…». Ce film est dédié à ses Hommes et ses Femmes comme un modeste geste de reconnaissance par-delà les générations. Les faits relatés avec précision sont toujours réels, même s’ils n’ont pas toujours eu lieux dans la médina de Fez et avec la même intensité. La lutte de ces femmes et de ces hommes pour la liberté m’intéresse davantage que la précision géographique.

Votre long-métrage rend un vibrant hommage aux femmes résistantes pour la l’indépendance du pays. Est-il une contre-allée historique des récits historiques marginalisant le rôle majeur de ces résistantes ? D’après les récits que je tiens de ma famille et de certains résistants et résistantes, les femmes ont toujours pris part à la lutte contre le colonialisme mais malheureusement à l’Indépendance on les a souvent confinées au foyer, minimisant ainsi leur participation à la lutte pour l’Indépendance. C’est pourquoi j’ai choisi de raconter dans « 55 » trois générations de femmes fortes dont le destin va se croiser: Aïcha (Oumïma BARID) la bourgeoise/révolutionnaire/étudiante de la Qarawiyine qui participe avec les étudiants à lutte armée contre l’occupant ; la mère au foyer (Mounia LAMKIMAL) qui prend conscience de la nécessité de cette lutte pour être libre et finit par rejoindre la manifestation finale; et enfin la femme/ange (Chraïbi EL ADRAOUI) qui apparait toute vêtue de blanc pour annoncer la victoire finale. Ces trois femmes symbolisent dans le film, l’éveil de la Nation et sa libération du joug du colonialisme.

Le film a été tourné dans plusieurs espaces de l’ancienne médina de Fès, votre ville natale. Y a-t-il quelque chose de personnel dans l’histoire du film, notamment votre enfance ? Que représente cette cité emblématique pour vous ?

J’avais 5 ans en 1955 et bien sûr j’ai vécu certaines scènes du film et certaines m’ont été rapportées où lues dans les livres. Je ne suis pas un historien, mais un cinéaste et tous ces faits passent par le prisme de ma pratique cinématographique et mon imaginaire comme dirait un ami psy, qui se reconnaîtra, un imaginaire travaillé par le symbolique…Ou comme disait Nietzsche «nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité».

J’ai tourné dans toutes les villes et villages marocains mais jamais à Fez avant ce film. Je pense qu’inconsciemment je lui réservais ce sujet que je portais en moi depuis que j’ai commencé à faire du cinéma. C’est la raison pour laquelle j’ai traité et filmé la médina comme un théâtre à ciel ouvert… à une multitude d’interprétations et de lectures.

Parlez-nous des choix esthétiques notamment des costumes de l’époque, des décors naturels historiques de la médina, de scènes de vie et de l’atmosphère de l’époque ?

Le fait d’avoir mis Kamal, un enfant de 11ans comme vecteur premier de la narration du film, m’a ouvert tous les champs de la monstration. Sur le plan esthétique, le film est entièrement vu à travers les yeux de Kamal. C’est d’abord un regard vierge, nourri de l’amour maternel et de l’insouciance de l’enfance. Très vite, sa rencontre avec sa voisine Aïcha (18 ans), va le plonger à la fois dans la tourmente des premiers émois amoureux et dans l’activisme et la lutte pour l’Indépendance. Du coup tout le dispositif scénique à l’égard de la grande Histoire est vu à travers ses yeux: les faits historiques, le rythme, la texture des images, les personnages, la hauteur de la caméra, les costumes, le hors champs, la bande son… sont vus et imprégnés de cette atmosphère poétique et éthique de l’univers de Kamal. C’est cette prise de conscience de la nécessité de lutte armée du colonisé contre le colonisateur  que je voudrais que le spectateur épouse pour lui assurer la distance nécessaire à situer la poésie et l’élégance des scènes intimes dans la tragédie de la grande Histoire. Car, in fine, la lutte pour l’indépendance c’est la lutte pour la liberté, pour la victoire du beau, de la parité, l’amour…

Le film a réuni une belle brochette d’acteurs et d’actrices, entre autres, Oumaima Barid, Ayman Drioui, Mounia Lemkimel. Parlez-nous un peu du casting et de la direction des acteurs ?

Choisir un comédien est déjà 90% du travail acquis ! C’est pourquoi je réserve une part importante de la préparation aux choix et essais des comédiens lors des castings. Même les figurants ont été sélectionnés un par un… La seule personne du film dont le rôle a été écrit pour elle c’est la grande Chaïbia. Les 3 autres personnages, Oumaima Barid, Ayman Drioui, Mounia Lemkimel sont pour moi une révélation et un avenir certain cinématographique.

Quant à la direction d’acteurs, je répète longuement avec tous les comédiens. Ensuite sur le plateau je ne fais aucune différence entre 1er, second rôle, silhouettes et même figurants, je dirige tout le monde de la même manière et avec la même exigence. Tous doivent connaître leur texte et l’oublier en se l’accaparant après plusieurs prises pendant le tournage. La directive obligatoire pour moi c’est qu’ils arrivent au point que je désir, le choix du chemin à parcourir leur est laissé.

Je voudrais dire un mot sur le bonheur que j’ai eu à trouver à Fez un vivier de grands comédiens et comédiennes avec une maîtrise de jeu et des gueules cinéma exceptionnelles.

Il y a une espèce de poésie qui anime le film par le biais de l’histoire d’amour, qui ne manque pas d’originalité, tissée entre Aïcha et Kamal. À votre avis, quelles sont les tâches du cinéaste et du cinéma en matière de la transmission des valeurs sûres dans un contexte fade dominé par le populisme, l’avoir et la paraître ?

Le Cinéma pour moi c’est 24 mensonges à la seconde qui deviennent 24 vérités projetées à l’écran. C’est pourquoi jamais mes personnages ne sont donnés d’emblés ce sont leurs actes qui déterminent leurs caractères et donc leur personnalité. L’amour de Kamal pour Aïcha et son éveil à de nouveaux sentiments, altérité, nationalisme… sont en fait une parabole de l’éveil d’une nation et à son retour à l’histoire sans garantie que cela se fera dans la sérénité. Car bien que son amour soit pur et beau, il est …impossible. Kamal En traversant les parapets des terrasses et en escaladant les murs, c’est une autre traversée qu’il réalise, le passage à l’âge adulte et la sortie de l’âge de l’innocence. Cet éveil «contrarié» (amour impossible et trahison) continuera de peser sur le destin et de la nation et des générations futures…

Un film est aussi un document historique contribuant à la préservation de notre mémoire collective. Est-il temps de s’intéresser beaucoup plus à ce genre de productions cinématographiques ?

Une nation se construit aussi par les récits qu’elle se raconte sur elle-même. Je dis toujours qu’un peuple qui n’a pas de mémoire est un peuple qui est amené à disparaître, parce que d’autres, l’occident et sa suprématie morale, la fabriqueront à sa place, la mémoire a horreur du vide. C’est pourquoi, nous avons besoin d’un cinéma, d’une littérature…qui s’intéressent et interrogent et fabriquent nos propres récits..

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