Kamel Daoud, lauréat du prix Goncourt 2024
Mohamed Nait Youssef
Kamel Daoud remue le couteau dans la plaie. Son dernier opus «Houris», paru aux Éditions Gallimard, lui a valu le prestigieux Prix littéraire, Goncourt 2024. L’information a été annoncée, lundi 4 novembre, depuis le restaurant parisien Drouant, sacrant ainsi l’écrivain et journaliste algérien neutralisé français. En effet, depuis sa sortie le 15 août dernier, le roman a coulé beaucoup d’encre, a été salué par la critique et la presse littéraire. Après Meursault contre-enquête (Actes Sud, 2014), il fallait alors attendre onze ans pour que le romancier et chroniqueur figure parmi les plumes sélectionnées dans le dernier carré du Goncourt.
‘’Décennie noire’’ et censure algérienne…
«Houris», abordant la ‘’décennie noire’’ et la guerre civile farouche entre 1992 et 2002 en Algérie, a été censuré par le régime algérien. Le roman ouvre les plaies de la mémoire et réveille les démons ensommeillés dans le ventre de l’oubli. Ainsi, l’auteur, par le biais de l’écriture, a ouvert ce chapitre sanglant et sombre de l’histoire contemporaine algérienne en transgressant un article de la charte pour la paix et la réconciliation nationale, qui interdit en effet l’évocation des «blessures de la tragédie nationale». Kamel Daoud s’est aventuré dans un champ miné faisant peur au régime de la place. En Algérie silence radio, en ces temps-ci. Personne n’en parle…. Pourvu qu’il passe inaperçu ! « Houris » qui a sacré le romancier, natif de Mostaganem, premier Algérien lauréat du Goncourt, est interdit dans son pays qui vit actuellement des pressions sur tous les niveaux. Des « Houris »… on n’en veut plus en Algérie.
Exclusion du Salon du livre d’Alger
Le livre est exclu de la 27e édition du Salon du livre d’Alger qui se déroule actuellement au Palais des expositions des Pins Maritimes. Dans un communiqué de presse rendu public, le Syndicat national de l’édition a exprimé ‘’sa solidarité aux éditions Gallimard après l’annulation unilatérale de leur présence par les organisateurs du 27e Salon international du livre d’Alger.’’ « Le Syndicat national de l’édition et ses membres regrettent vivement cette exclusion. La circulation des livres et de leurs auteurs est une préoccupation constante entre la France et l’Algérie.», a déploré le Syndicat. Visiblement, la mémoire fait peur, et mettre les lumières sur ses zones d’ombre agacent et dérangent la tranquillité du voisin de l’Est. « Décennie noire » qui a fait entre 60 000 et 200 000 morts, sans compter les milliers de disparus, est au cœur de l’œuvre romanesque qui brise les silences en donnant la parole à Aube, jeune Algérienne de 26 ans, portant une cicatrice en forme de sourire autour du cou. À l’âge de 5 ans, elle s’est échappée belle à un massacre ayant chamboulé sa vie.
‘’ Le nombre de morts? J’ai répondu : «Personne ne sait.» On compte 200 000 morts, selon les chiffres des gagnants, un demi-million d’après les perdants. On ne compte pas quand on est mort et on ne compte plus si on survit, sauf les battements de son cœur.
Les armes ? Ce furent des couteaux et des mosquées et des hommes barbus et l’hiver, un jeu de cache-cache et ma sœur Taïmoucha et les moutons de mon père et son dos d’homme qui ne sait plus où aller ni quoi tenter pour échapper aux menaces du jour et de la nuit. Il y eut plus de 1 000 morts à Had Chekala. Ou 453. Ou des dizaines selon les journaux. Ou personne, selon le décompte actuel. Quel a été le but de cette guerre ? J’ai répondu: «On l’ignore encore, vingt ans après.»’’, Houris, Éditions Gallimard.
Muette, à travers le monologue à la fois puissant, déchirant, sombre et lyrique, Aube s’adresse à la qu’elle porte dans ses tripes dans l’espérance de la mettre au monde, mais loin d’une terre maudite qu’elle a tout pris.
«Dehors, je suis une muette. J’utilise à peine quelques mots pour parler. Mais ici, dans ma tête, entre toi et moi, des mots se proposent pour presque toutes les choses de ma mémoire. Face au monde de dehors, ma langue intérieure demeure une merveille de précision et d’histoires anciennes qui y traînent en attendant de se rejouer. Et avec elle, tout, ou presque, s’éclaire sans soleil, sauf l’endroit où tu te trouves. Vrai ! Cette langue intérieure s’illumine quand j’aime ou dans la colère ou dans le rire. L’insomnie surtout la fait gonfler comme une crue d’été. Il y a aussi dedans les voix des personnes que j’ai aimées, leur timbre ou leur ton, comme Souad ma maîtresse d’école quand j’avais cinq ans, qui faisait de mon «sourire» abominable un jouet moins acéré sur ma gorge. Je me souviens de cette femme qui m’aima et qui adorait décrire mes yeux pour me faire oublier mon «sourire», Houris, Éditions Gallimard. Par sa voix intérieure, Aube livre son témoignage bouleversant à la fille qu’elle porte dans son ventre.
Un roman terrible…
Bouleversant. Terrible. Lancinant. Au fil des pages, l’atrocité des massacres est omniprésente dans le roman. Sans tomber dans le pathos, l’auteur fouille dans les recoins d’une mémoire qui semblait amnésique pour certains et les années extrémistes en essayant de récrire un pan important du roman national.
«Je me souviens que, la première année, on fêta un peu la «Réconciliation nationale». Je veux dire qu’on fêta l’acte du président et son courage et sa générosité, et on écouta encore des discours sur la paix. Puis, la troisième année, on la célébra un peu moins, puis la quatrième on ne fit rien. Cette fois, je compris qu’on ne voulait plus se souvenir de nous. On exigeait de nous que l’on doute de notre mémoire. Le pays entier ne pansait pas ses blessures, mais les gommait et en faisait des doutes, puis des courants d’air. Oh que oui ! Pour être franche, moi aussi je me suis mise à douter et à envisager, peu à peu, que rien n’était jamais arrivé. Je me suis efforcée de croire que ce n’était pas aussi terrible que le racontait le trou dans ma gorge dans cette langue qui se mordait la queue en moi. C’est que, vois-tu, un souvenir est toujours écrit sur de l’eau, du sable, des matières qui changent et fuient.», Houris, Éditions Gallimard.
Kamel Daoud remue le couteau dans la plaie. Il libère la parole en racontant un passé douloureux parce que le pouvoir algérien interdit d’en parler sous peine de prison.
Cette plongée dans la guerre civile algérienne brise ce silence déchirant.
‘’Tu sais que, en été, vers le début des grandes vacances, la rue Miramar, au cœur d’Oran, se remplissait de feuilles volantes, de cahiers déchirés et de livres décousus lorsque les élèves fêtaient le dernier jour d’école. Les mille dates manuscrites en haut de la page, les mille leçons d’histoire, tout se répandait dans le ciel et se changeait en mouettes rigolardes. Et ici, dans mon souvenir de plage, ils sont ainsi ces oiseaux. Les mouettes revenaient en mille cahiers et me faisaient face, à moi, le livre unique, écrit dans la hâte du meurtre et de la nuit. Le livre qui protège de l’oubli la véritable histoire de la vraie guerre d’Algérie. Tu ne sais rien de tout ça, bien sûr. Tu ignores combien il y a de cailloux dans une vie. Par quoi commencer alors, pour nous deux ? Par quoi ? Peut-être par le plus simple: te raconter l’histoire de mon prénom, Aube, je te l’ai déjà dit.Mon prénom est une trouvaille de ma mère dans l’ambulance qui hurlait er le 1 janvier de l’année 2000 sur la route entre une petite ville à l’est qui s’appelle Relizane et Oran. Elle me le donna, alors que je saignais comme un bélier sacrifié, comme si elle voulait par ce premier acte contrer la mort.
Lis.
Lis en moi.
Et écoute avec moi pour comprendre.’’, Houris, Éditions Gallimard.