Delattre Levivier Maroc: Le dernier tour de piste?

L’année 2018 a pris des allures d’«annus horribilis» pour le secteur de la construction métallique dont les trois poids lourds sont aujourd’hui sur une dangereuse pente. Delattre Levivier Maroc, jusqu’ici épargnée par la crise, vient à son tour de renter dans la danse et son sort repose désormais entre d’autres mains que les siennes.

«Jamais deux sans trois», dit l’adage. DLM est-elle en train de compléter la liste des entreprises du secteur de la construction métallique en délicatesse avec leurs finances ? Assurément. À l’heure où les initiateurs du Plan d’Accélération Industrielle s’accordent des notes de satisfecit, le secteur de la construction métallique est tout bonnement en train de trinquer. Et à l’instar de Buzzichelli placée en liquidation judiciaire depuis fin septembre dernier, de Stroc Industrie placée sous procédure judiciaire de sauvegarde, DLM pourrait être attirée dans le même tourbillon.

Le leader de la construction métallique marocain, qui jusqu’à l’année dernière, affichait de larges sourires lors de ses résultats, fait aujourd’hui pâle figure. La faute à deux gros contrats non honorés par ses donneurs d’ordre et qui ont précipité l’entreprise au bord du gouffre. Le Directeur Général de DLM, Éric Cecconello, en fait part auprès d’un confrère en expliquant les tensions sur la trésorerie de l’entreprise par un contrat de plusieurs centaines de millions de dirhams non honorés par un de ses clients étrangers. Le sort de cette affaire, actuellement en pleine procédure d’arbitrage, impactera lourdement la destinée de DLM. L’autre litige concerne un contrat de 750 millions de dirhams ordonné par le Groupe OCP et dont DLM en est sous-traitant pour un contractant de l’Office. Ce contrat-ci fait l’objet d’un règlement à l’amiable.

Une situation qui n’a pas empêché DLM, selon son DG, de prendre de nouvelles commandes auprès de l’OCP (en direct cette fois-ci) au cours du premier semestre 2018. Une bouffée d’oxygène à coup sûr, mais certainement un renvoi d’ascenseur de la part de l’OCP à un prestataire qui a toujours été à ses côtés tout au long de son développement. Entre temps, des responsables de l’entreprise auraient quitté le navire (conséquences du plan de réduction des coûts lancé par DLM ?), des salaires auraient pris du retard à être servis aux collaborateurs et les fournisseurs seraient aux aguets pour récupérer leur dû.

Ces difficultés ont même poussé les banques à resserrer les vis sur le financement de ce client. Ses agrégats ont donc, évidemment, accusé le coup. Son résultat net consolidé, ses bénéfices et son chiffre d’affaires au premier semestre 2018 ont fondu respectivement de 51% à 8,6 millions de dirhams, 50% et 20% à 339 millions de dirhams. À l’heure actuelle, le tiers de son chiffre d’affaires est généré par ses filiales en Afrique de l’Ouest.

Une année 2018 débutée sous de meilleurs auspices

Malgré cette situation difficile, l’entreprise garde confiance et évalue son carnet de commandes actuellement à 2,2 milliards de dirhams. Et pourtant, l’année avait bien débuté pour Delattre Levivier Maroc. L’entreprise avait présenté ses résultats en mars dernier. Et le moins que l’on puisse dire est que ses indicateurs étaient tous au vert. Le chiffre d’affaires consolidé à fin 2017 avait progressé de 27,8%, le résultat d’exploitation avait bondi de 22% et le résultat net part du groupe avait grimpé de 43,8%. Une solidité financière qui s’est retrouvée mise à mal en quelques mois par des contrats non honorés par des débiteurs.

Cependant, il faut dire qu’aujourd’hui l’entreprise ne fait pas que gérer cette situation difficile. Delattre Levivier Maroc envisage en effet de diversifier son portefeuille d’activités en s’introduisant dans les services. Et puis, faut-il le rappeler, l’une des filiales de DLM, DLM ENR, vient de signer un partenariat stratégique de premier plan avec Valorem, opérateur en énergie vertes et acteur mondial des énergies renouvelables. Ce dernier est désormais actionnaire de DLM EnR, spécialisée dans les dispositifs d’autoconsommation en énergies renouvelables, ont paraphé leur rapprochement stratégique, à hauteur de 25%.  Objectif : enrichir le marché de solutions efficaces et innovantes pour accompagner encore les industriels dans la production d’électricité et la maîtrisede leurs factures énergétiques.

«Il est primordial que nous renforcions nos positions dans le domaine des services aux industries. C’est une orientation lourde du secteur sur les cinq prochaines années et il ne faut pas rater ce virage », avait ainsi déclaré Éric Cecconello dans la presse. DLM souhaite porter la part de ce pôle d’activités à 25% du chiffre d’affaires à l’horizon 2020, contre 10% actuellement. Sans oublier que le business en Afrique subsaharienne reste quand même prometteur, notamment en Afrique de l’Ouest, alors que l’Afrique Centrale (Congo et Guinée Équatoriale) montre quelques signes de difficultés. «Nous ne pouvons pas croître comme nous le souhaitons. Mais, nous ne perdons pas de l’argent sur nos activités dans ces deux pays», précisait Cecconello. L’entreprise envisagerait même de s’implanter au Cameroun. De bonnes nouvelles et de quoi remonter le moral, en attendant le verdict de l’arbitrage.

 

DLM, une belle aventure marocaine !

À l’origine filiale de Delattre Levivier France créée en 1951 sous le nom Société d’Études et de Montage pour l’Afrique SA (SDEMA SA), DLM participe dans le Maroc post-indépendance à la construction des premiers dépôts pétroliers au Maroc. OCP, Samir, ONE, la société enchaîne les contrats avec de gros clients et construit de nombreuses cimenteries dans plusieurs villes du pays. L’entreprise participe ainsi donc à l’industrialisation du pays en livrant à ses clients des usines pour leurs activités. Entre temps, en 1988, Delattre Levivier France se retire du capital de DLM, à la suite de la faillite de Creusot-Loire, son actionnaire principal en France. Delattre Levivier Maroc devient une entreprise marocaine, tout en gardant le nom commercial qui a fait sa référence sur le marché. Le tour de table de DLM accueille de nouveaux actionnaires (Groupe Dribina, Jean-Claude Bouveur -actuel Président du CA-, SICEA HOLDING). DLM se diversifie dans d’autres métiers à travers la création de filiales dédiées, développe des activités Export en réalisant des projets au Sénégal, au Burkina Faso et au Congo. Puis, DLM saute le pas de la Bourse en 2008. À la succursale ouverte au Sénégal,succèderont d’autres filiales qui voient le jour en Côte d’Ivoire, au Congo et plus récemment en Guinée Équatoriale.

 

La faute aux chinois, sud-coréens et turcs

Le secteur de la construction métallique serait-il lâché par les pouvoirs publics ? C’est en tout cas l’impression qui se dégage de la situation actuelle des trois majors de cette industrie. Et le président de la FIMME (fédération sectorielle), Tarik Aitirine manque pas de relever auprès d’un confrère que «tout le secteur de la métallurgie-chaudronnerie-construction métallique est en difficulté». Même si aucun acteur n’ose prendre la parole publiquement pour dire les maux dont souffre ce secteur, les informations qui sont diffusées laissent bien entendre les causes du malaise. Celui-ci serait lié à une préférence de plus en plus prononcée pour le choix de contractants généraux étrangers, notamment chinois, sud-coréens et turcs. « Depuis une dizaine d’années, les gros donneurs d’ordre nationaux ne font plus des appels d’offres par lots, mais sont passés au modèle EPC (Engineering, Procurement and Construction ou Ingénierie, Approvisionnement et Construction). Le donneur d’ordre recherche un seul contractant qui va lui livrer le projet clés en mains. Le contractant gère la totalité du projet quitte pour cela à sous-traiter une partie ou tous les travaux. C’est lui le responsable final du projet », relate un organe de presse de la place. Et le manque de taille critique des sociétés marocaines pour pouvoir soumissionner à ce type d’appels d’offres les disqualifient d’office, puis les remet à la merci de ces mastodontes pour qui elles deviennent des sous-traitants. Du coup, non seulement la valeur ajoutée sur ces chantiers échappe aux entreprises marocaines, ces industriels marocains sont dépendants des entreprises étrangères, lesquelles parfois ne se gênent pas pour ne pas honorer leurs contrats. En clair, le secteur se sent livré à lui-même, abandonné de l’État et des grands donneurs d’ordre nationaux (OCP, MASEN, ONEE, …) qui faisaient jusque-là sa réussite.

 

Jean-Claude Bouveur, l’homme motivé par le challenge

«J’ai l’impression que ce parcours m’a été offert, j’en suis satisfait ! Je n’ai jamais fait cela pour l’argent, mais pour le challenge, car de toute façon, même si l’argent peut être perçu comme un indicateur de réussite, pour moi il n’a jamais été le moteur de mon existence ou de ma vie professionnelle. Ma seule motivation est de relever les défis». C’est sur ces paroles qu’un confrère concluait, en 2008, un portraitde Jean-Claude Bouveur, PDG de DLM. Cette fois encore, le challenge est grand pour ce fils d’ouvrier de cartonnerie et d’épicière, né dans le nord de la France en 1942 et qui est arrivé au Maroc en 1971, alors qu’il n’avait que 29 ans. Depuis lors, il ne l’a plus jamais quitté. Arrivé en tant qu’expatrié pour veiller au développement, il aura vécu l’ouverture d’autres usines de l’entreprise, la cession de la moitié de DLM par DLF (France) puis son retrait total, la défection d’actionnaires marocains, le rachat par lui et un co-actionnaire marocain, puis le départ de ce dernier. En 2000, il se retrouve seul à bord, muni uniquement de sa confiance en ce secteur, et soutenu par les banquiers. Épaulé par l’actuel DG, Éric Cecconello, l’entreprise traverse cette période et voit son carnet de commandes explosé, l’amenant à construire une nouvelle usine à Tit Mellil, puis à introduire DLM en Bourse. Décoré Chevalier de la Légion d’Honneur, l’ex-président de la CFCIM (chambre française du commerce et de l’industrie au Maroc) a érigé le respect des engagements comme un valeur centrale de son management. Cette bataille pour la survie sera-t-elle son dernier baroud d’honneur ? Ou, Bouveurar rivera-t-il, une fois encore, à naviguer entre les écueils et garder DLM à flot ? La décision arbitrale tant attendue donnera les premiers indices…

Soumayya Douieb

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