Agadir, le 29 février 1960; c’est un lundi et c’est le deuxième jour du mois sacré du ramadan.
La «Miami du Maroc» mène une vie paisible, faite du bonheur de vivre, de tolérance et d’espoir… à l’image d’un pays qui vient tout juste, à peine quatre ans, de recouvrer sa souveraineté. Vers 23h 40, arrive une secousse d’une amplitude jugée aujourd’hui relativement modérée (5.75 sur l’échelle de Richter) mais cela était suffisamment pour produire des dégâts énormes et surtout des pertes humaines considérables, près de 20 mille morts, ce qui en fait un des séismes les plus meurtriers.
La ville fut anéantie, coupée du monde. Je me permets de citer Voltaire parlant du tremblement de terre qui avait détruit Lisbonne en 1755, sachant qu’Agadir et le Portugal c’est une vieille histoire: «Ils sentent la terre trembler sous leurs pas; la mer s’élève en bouillonnant dans le port, et brise les vaisseaux qui sont à l’ancre. Des tourbillons de flammes et de cendres couvrent les rues et les places publiques; les maisons s’écroulent, les toits sont renversés sur les fondements, et les fondements se dispersent; trente mille habitants de tout âge et de tout sexe sont écrasés sous des ruines…».
De multiples récits nourrissent le souvenir de cette tragédie qui marquera à jamais la ville et le pays. Nous sommes frappés, dans les récits de catastrophe, et Agadir n’y échappe pas, par les hasards nombreux qui président à la mort ou à la survie des hommes. Frappés par des récits sur des expériences inédites.
On raconte, par exemple, que les pêcheurs gadiris sortis sur leurs barques de pêche côtière n’ont pas su retrouver, sur la voie du retour, leur port d’attache ayant l’habitude d’être guidés par les lumières de la ville ; une ville qui a sombré dans l’obscurité totale. Leur repère s’est transformé en un amas de pierre et de poussière. Ils se sont égarés alors le long de la côté. Jeune enfant, j’étais avec mes parents dans la région de Tafingoult, à 140 kilomètres d’Agadir, nous avons été réveillés à l’heure du Shour, par le crieur public qui demandait des hommes volontaires pour rejoindre les équipes de secours dépêchés sur les lieux…
Aujourd’hui, parler de catastrophe renvoie plutôt à leurs images. Tsunami, éruptions volcaniques, attentats, séismes…ce sont d’abord des statistiques et surtout des images fortes. Le séisme d’Agadir en a produit aussi même si l’époque était encore celle de la radio. Mais j’en cite au moins deux. Une photo que j’ai découverte alors que j’étais encore sur les bancs de l’école, dans un livre de géographie et qui montre la célèbre salle de cinéma Salam, à l’architecture originale, sortie indemne du tremblement de terre avec à côté un hôtel qui porte un nom qui ne lui a pas porté bonheur, Saada (le bonheur) réduit à un tas de décombres.
La légende raconte que le propriétaire de l’hôtel en a reconstruit un autre ailleurs et lui a donné une nouvelle appellation, Salam tout simplement.
L’autre image forte, ou plutôt, une séquence d’mages fortes, le très beau film Retour à Agadir de Mohamed Afifi (CCM, 1967). Un court métrage de 11 minutes. Un poème visuel et sonore, en noir et blanc, dédié à la ville martyr. Le projet en effet s’inscrit dans le contexte de l’époque où le cinéma répondait à une demande institutionnelle de produire des images nationales. La télé n’était pas encore là (quelle chance !), le cinéma avait en charge cette mission de capter les moments importants de la vie du pays.
Agadir venait de subir cette terrible tragédie, tout le pays s’était mobilisé pour la remettre de ses débris de poussière et de fer. La caméra de Afifi est allée enregistrer cette «résurgence»; cette renaissance, ce retour à la vie. Le résultat est tout simplement éblouissant; le film a d’ailleurs obtenu le Tanit de bronze aux Journées cinématographiques de Carthage en 1968. Son écriture est spécifique; il relève de ce que l’on pourrait appeler le documentaire de création.
Avec la commémoration de cette date phare, on peut s’interroger sur la place qu’occupent Agadir et l’événement dans notre imaginaire. S’interroger sur la place qu’occupe la réflexion politique et intellectuelle autour de la notion de catastrophe chez nos élites. Le constat est accablant, nous sommes bien en face d’un impensé, l’impensé de notre temps qu’aucune politique ne prend en charge, dont aucune réflexion académique ne rend compte. Penser la catastrophe pour savoir comment s’en garder.
Or, tout semble indiquer que les hommes sont soumis à des logiques de consommation hors toute considération des éventuelles implications morales de ce qu’ils font, sur les autres hommes, sur la nature ou sur leur avenir.