La lecture, l’écriture et l’art de bien vivre

                                      Entretien avec Deborah Kapchan

Propos recueillis par Noureddine Mhakkak

Deborah Kapchan est Professeur de Performance Studies à l’Université de New York. Boursière de Guggenheim, elle est l’auteur de Genre sur le Marché : les femmes Marocaines et la tradition (1996 Univ. Of Pennsylvania Press), Traveling Spirit Masters : Musique Marocaine et trance sur le marché mondial (2007 Wesleyan University Press), ainsi que de nombreux articles sur le son, le récit et la poétique. Elle a traduit et édité un volume intitulé Poétique Justice : une anthologie de la poésie contemporaine marocaine (2020 University of Texas Center for Middle Eastern Studies) et est l’éditeur de deux ouvrages récents : Intangible Rights: Cultural heritage in transit (2014 University of Pennsylvania Press) et Theorizing Sound Writing (2017 Wesleyan Unversity Press). Interview.

Que représentent les arts et les lettres pour vous ?

  Mon anthologie récente s’appelle « Poetic Justice ». C’est le titre d’un autre livre aussi – un livre de Martha Nussbaum, une philosophe américaine. Je n’avais pas lu son livre lorsque j’ai choisi mon titre, mais en fait, il y a beaucoup de rapports. Nussbaum parle du rôle des arts et de la littérature en particulier dans la formation de l’imagination morale d’une nation. La littérature nous raconte des histoires. Elle nous met devant les énigmes sociales. La bonne littérature nous interroge. Elle met le lecteur aux prises avec l’histoire, l’identité et la démocratie. Elle ne peint pas le monde en noir et blanc, mais apporte des nuances et des ambiguïtés.

  Ibn Arabi parle de la nécessité du paradoxe pour que les humains se réveillent. Huwa / Laysa Huwa dit-il, « Il l’est et Il ne l’est pas ! » La littérature nous aide à arriver là où cette sagesse est acquise.

Que représentent l’écriture et la lecture   pour vous ?

L’écriture est une composition et la lecture c’est l’écoute. Ni l’un ni l’autre n’est une activité passive, que nous écoutions une chanson ou une histoire racontée par un conteur. L’écrivain, le conteur et l’auditeur créent le conte tous ensemble. On a peut-être l’impression d’écrire dans le vide, mais c’est une illusion. Écrire, c’est un peu comme être possédé par un esprit. Je sais ! J’ai passé beaucoup de temps avec les Gnawa, et je suis toujours là pour en écrire !

J’ai été formée comme folkloriste. Nous étudions les histoires – narrations, mythes, légendes, contes populaires. Les histoires sont ce qui entraîne l’imagination humaine dans le futur. Quelles histoires racontons-nous à nos enfants et comment pouvons-nous changer les récits pour que l’avenir soit meilleur pour nous tous ?

Parlez-nous des villes que vous avez visitées et qui ont laissé une remarquable trace dans votre parcours artistique.

  J’ai vécu dans différentes villes du Maroc. En 1982 j’ai vécu à Beni Mellal pendant deux ans, à l’ombre de la montagne Tassemit. Les montagnes du Moyen Atlas sont devenues une partie de moi-même. J’y faisais souvent de la randonnée avec mes amis – marocains, français et moi, américaine. Une fois, nous avons rencontré un homme amazigh par hasard, un parfait inconnu ; lui et sa femme nous ont fait un bon couscous. L’hospitalité des gens là-bas a fait une bonne impression sur moi.

Après Beni Mellal je me suis déplacée plus haut dans les montagnes jusqu’à El Ksiba – Lksiba n Mohha Ousaid, comme on dit. Cet hiver-là, il a neigé et mon mari et moi nous sommes assis autour d’un bidon rempli de petit bois – une sorte de cheminée improvisée. (Oui, il y avait un tuyau qui transportait la fumée par la fenêtre !) Je n’ai jamais eu aussi froid de ma vie. J’allais souvent au hammam cette année-là. J’ai également appris à tricoter avec la laine de chèvre filée maison que les femmes vendaient sur le marché.

Après cela, nous avons déménagé à Marrakech, dans un petit Ryad dans la médina près de Bab Taghzout. Je peux encore sentir les rues en hiver, le thé à le thé à l’absinthe. Cette année-là, j’ai interviewé les parents d’enfants dans le cadre d’une étude d’alphabétisation. Cette expérience a changé ma vie et l’année suivante je suis retournée aux États-Unis pour faire mon doctorat à l’Université de Pennsylvanie, où j’ai étudié l’anthropologie, l’arabe et le folklore.

Que représente la beauté pour vous ?

 La beauté n’est-elle pas ce pour quoi nous vivons ? Sans cela, les humains sont appauvris. Dans les moments difficiles, il est particulièrement important de se battre pour la beauté. La vie est pleine de luttes, de chagrins, de défis, mais la beauté est la récompense. L’argent, les possessions, le prestige ne sont rien à côté. Toujours plus haut, vers la beauté. Les Marocains m’ont appris cela : al-fann wa an-nashat, l’art et la joie (ce qui est beau aussi, et source de courage).

Parlez-nous des livres /films que vous avez déjà lus/vus et qui ont marqué vos pensées.

Tant de livres ont marqué ma vie. Il serait difficile d’en nommer un ou deux, voire dix ou vingt. Cependant, j’ai grandi dans le champ de la poésie et de la littérature américaines, puis je me suis tournée vers la littérature française et la littérature arabe. Je lis aussi régulièrement de la philosophie – Ibn Arabi ainsi que Nietzche.

 Le roman qui m’a le plus marqué l’année dernière est The Overstory de Richard Price. En poésie, l’œuvre de Tishani Doshi. Je viens de découvrir l’écrivaine allemande Judith Hermann. J’attends toujours avec impatience les publications de Michael Ondaatje et je ne suis jamais déçue.

Et le film ? J’ai été boursière à la Fondation Ingmar Bergman à deux reprises. Dois-je en dire plus ?

Parlez –nous de vos projets culturels /Artistiques à venir.

Je traduis les textes de Poetic Justice depuis des décennies. L’académie ne récompense pas la traduction ; elle a donc dû être un projet parallèle, un travail d’amour. La traduction est une forme de méditation pour moi.

Maintenant que l’anthologie est terminée, il est temps de passer à ma propre écriture. Pendant la pandémie, j’ai commencé à écrire un livre sur ma vie au Maroc et mon contact avec le soufisme. Cela s’appelle « Maqam ». J’ai aussi commencé à écrire un roman.  

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