L’idéologie de la «Troisième Voie» en Afrique

Al Bayane publie le livre de feu Abdel Aziz Belal, éd. SMER, 1980.

«Développement et facteurs non-économiques»

(Dernière partie)

Si nous consacrons une attention plus spéciale à la critique des expressions idéologiques de la ‘’troisième voie’’ en Afrique (ni capitalisme, ni socialisme scientifique), c’est parce qu’elles prétendent apporter une réponse originale et spécifique aux problèmes de l’Afrique, sans avoir besoin d’opérer une rupture avec l’hégémonie impérialiste et sans bouleversement majeur des structures internes.

Toute idéologie est un système d’idées sociales, exprimant une conception du monde déterminée ; nous pouvons repérer en général des idéologies conservatrices, des idéologies révolutionnaires et progressistes, des idéologies réactionnaires et des idéologies de compromis, suivant la nature et la position des classes sociales en présence.

En règle générale les idéologie conservatrices sont une mystification de la réalité : les forces sociales qui craignent des changements profonds dans la structure sociale, économique et politique de la société ont recours à une mystification de la réalité, en cherchant de la sorte à affaiblir les forces qui exigent le changement de la structure de la société ; cette mystification a pour fonction également de renforcer le moral des forces sociales opposées au changement, et de consolider leur conviction dans la ‘’justesse’’ de la cause qu’elles défendent.

Les idéologies révolutionnaires et authentiquement progressistes, au contraire, dévoilent la réalité ; elles apparaissent et se développent dans la lutte contre les idéologies conservatrices et réactionnaires : elles récusent le tableau mystifié de la réalité tracé par celles-ci et simultanément elles modèlent et organisent la conscience des forces sociales qui aspirent à un changement décisif de la structure de la société.

Les idéologies réactionnaires comportent à la fois des éléments dévoilant certains aspects de la réalité – jusqu’à un certain point – et des éléments de mystification ; elles dévoilent la réalité dans la mesure où cela est indispensable pour justifier la nécessité d’un changement, mais elles procèdent à une mystification de cette réalité pour faire admettre la possibilité d’un retour aux structures du passé.

Quant aux idéologies de compromis, elles comportent également un mélange d’éléments dévoilant superficiellement certains aspects de la réalité et d’éléments (plus forts) de mystification ; le plus souvent ces idéologies ont un caractère éclectique parce qu’elles s’efforcent de concilier des éléments contradictoires des idéologies progressistes et conservatrices en lutte (ce sont plutôt des syncrétismes idéologiques)

Dans sa variante actuelle la plus élaborée[, la doctrine du ‘’socialisme africain’ s’articule autour de deux thèmes majeurs : ‘’Tiers-mondisme’’ et ‘’spécificité africaine’’ ; de là découle son programme.

1. Pour ses théoriciens, le problème essentiel du socialisme n’est pas de résoudre les inégalités entre diverses classes d’une même nation, mais de supprimer les inégalités qui résultent de l’existence de pays développés et de pays sous-développés.

Ainsi est niée la réalité de la lutte des classes et de l’exploitation sociale à l’intérieur des sociétés africains, pour prétendre que désormais le grand conflit, le grand clivage est celui qui oppose le ‘’Nord développé’’ (y compris donc les pays socialistes industrialisés) au ‘’Sud sous-développé’’[, alors qu’il est patent que dans beaucoup de pays africains la classe ouvrière et la paysannerie pauvre mènent une lutte de classes contre leurs exploiteurs dans la phase néocoloniale actuelle, contre le capital monopoliste, contre les bourgeoisies bureaucratiques et compradores alliées à ce dernier, et également contre leur propre bourgeoisie nationale lorsque celle-ci ne respecte pas les droits des travailleurs. La réalité quotidienne que vivent les masses travailleuses africaines, sous le joug du capital et de la propriété foncière, leur apprend que tant que subsiste la propriété privée des moyens de production, elles sont vouées à fournir un surtravail qui est prélevé par les détenteurs de la propriété sous forme de profits, de rentes foncières et d’intérêts.

D’un autre côté la réalité sociale des pays capitalistes industrialisés n’est pas celle d’un bloc homogène, car dans ces pays se poursuit une intense lutte de classes entre la capital monopoliste et la classe ouvrière, lutte dont l’enjeu intéresse également les peuples du Tiers-Monde, dans la mesure même où elle est dirigée contre un adversaire commun. Là réside la base objective d’une alliance anti-impérialiste et antimonopoliste entre nos peuples et les classes ouvrières des pays capitalistes industrialisés[.

Ensuite, à notre époque, il existe deux systèmes mondiaux : le système capitaliste et le système socialiste. Le ‘’sous-développement’’, l’exploitation et l’appauvrissement des pays dits sous-développés sont le fait du système capitaliste mondial. Après l’exploitation coloniale produit du système impérialiste, ce sont aujourd’hui les monopoles capitalistes, les multinationales, les grandes entreprises du monde capitaliste qui exploitent par de multiples canaux (investissements, dépendance technologique, commerce international etc.) les richesses et les hommes dudit Tiers-Monde et qui prélèvent chaque année des profits fabuleux à son détriment, profits qui servent à l’accumulation du capital monopoliste.

Il ne faudrait pas ‘’noyer le poisson’’ et tourner le dos au véritable conflit, celui qui oppose les tenants du système impérialiste ‘’rénové’’ cherchant à perpétuer cette situation et les peuples qui la subissent et veulent l’éliminer. Quant au système socialiste mondial, de par sa nature même, il ne peut tolérer une telle situation, ce qui fait de lui un allié sûr pour les peuples en lutte contre la domination impérialiste, pour leur émancipation économique et sociale.

En troisième lieu, il est clair que si l’exploitation des pays sous-développés se perpétue encore, c’est parce qu’elle trouve un point d’appui à l’intérieur de ces pays, constitué par les oligarchies compradores, bourgeoisies bureaucratiques, les grands propriétaires fonciers, c’est-à-dire des classes internes aux formations périphériques et qui ont lié leur sort à celui des intérêts impérialistes. Tout analyste sérieux est à même de constater, chiffres en mains, une corrélation étroite indiscutable entre l’élargissement de l’écart qui existe entre pays capitalistes développés et pays capitalistes de la périphérie, et l’aggravation des inégalités sociales entre les classes à l’intérieur des pays sous-développés capitalistes. Il ne s’agit donc pas là de deux phénomènes distincts et séparés. Mais bel et bien des deux faces d’une seule et même réalité.

2. Le thème de la ‘’spécificité africaine’’ a été exploité par différents auteurs en vue de démontrer que les modèles occidentaux de développement, aussi bien capitalistes que socialistes, ne peuvent être transposés en Afrique.

Par exemple chez le Président Senghor, des apports positifs de Marx (philosophie de l’humanisme, théorie économique et méthode dialectique) sont reconnus, mais le monde actuel ne serait plus celui de Marx et Engels. En tous cas, selon cette conception, l’Afrique fait ‘’bande à part’’ : ‘’si la raison européenne est analytique, discursive par utilisation, la raison négro-africaine est intuitive par participation’’.

A l’individualisme européen s’oppose le personnalisme africain, à la société concurrentielle et de lutte, la communauté africaine d’entraide : ‘’la civilisation négro-africaine est une civilisation collectiviste et communautaire, socialiste. Le ‘’socialisme’’ serait donc intrinsèque et communautaire, socialiste’’. Le ‘’socialisme’’ serait donc intrinsèque aux structures communautaires de l’Afrique’’[.

Les aspects économiques du ‘’socialisme africain’’ ne constituent pas une réelle théorie économique cohérente et à longue vue[. Dans les faits, de nombreux responsables politiques demeurent l’enjeu des politiques internationales des puissances impérialistes ; leur liberté de choix n’est pas entière et l’aide importée se double souvent de modèles imposés.

La coopération et la planification sont présentées comme des panacées propres à guérir les maux économiques. Mais la coopération, inspirée des structures de l’économie traditionnelle, est très souvent déviée vers la bureaucratisation en l’absence d’une mobilisation des masses, d’un encadrement révolutionnaire et d’une refonte des structures socio-économiques lui donnant tout son sens et sa portée. Quant à la planification, il s’agit d’une technique dont la signification dépend du système social existant et du contenu que les gouvernants lui donnent : Il y a des plans capitalistes et des plans socialistes. Le plan peut être coulé dans le moule d’une économie coloniale ou néo-coloniale de marché. Planification n’est pas synonyme de socialisation : un plan n’a vocation au socialisme que s’il est lié à une économie qui n’est plus capitaliste et qui est dirigée par un pouvoir émanant véritablement des classes laborieuses.

3. que reste -t-il alors de cette «troisième voie» ? il s’agit, entre autres, d’extraire d’une société agraire «traditionnelle» largement ébréchée et pénétrée par le capitalisme, une morale et quelques règles de conduite politique. Ce «socialisme  clanique» ne dépasse pas la portée pratique d’un code de moralité sociale : rappel des obligations sociales de chacun, critique des oisifs et des parasites. La société africaine actuelle serait «une société sans classes» parce que la bourgeoisie coloniale d’origine étrangère aurait cessé d’exister ; donc cette société «sans classe» est représentée dans sa totalité par son gouvernement, il n’y a pas de justification à l’opposition politique et aux revendications syndicales. La Partie Unique est présenté comme l’émanation d’une nation politiquement unanime et socialement homogène, tout cela débouchant sur un code de conformisme social et de soumission politique.

La fonction socio-politique d’une telle idéologie est d’escamoter la nécessité d’une refonte totale des rapports sociaux de production, des structures et mécanismes de commercialisation et de répartition des produits et des revenus.

Ce pseudo-socialisme, qui s’incarne non dans les masses exploitées, mais dans les couches politico-administratives dirigeantes, peut être considéré comme une expression idéologique des nouvelles bourgeoisies africaines, plus spécialement de leur fraction bureaucratique qui contrôle l’appareil d’Etat et à travers celui-ci une partie de l’appareil économique, dans le cadre de la division internationale du travail imposée par le capital monopoliste international.

Plus concrètement, en interrogeant leur pratique confrontée à leur discours idéologique, nous trouvons le dénominateur commun des courants réformistes africains. Il est constitué par deux aspects intimement liés : la reconnaissance de la nécessité de certaines réformes de la volonté d’utiliser ces réformes en vue de consolider les bases socio-économiques de la nouvelle bourgeoisie et d’attirer le soutien de couches de la petite bourgeoisie (comme les diplômés d’Université) sans remettre en cause fondamentalement l’intégration de l’économie et de la société au système capitaliste mondial. D’où les corollaires de ce « conservatisme réformiste».

  • Négation de la réalité de la lutte des classes et la nécessité de changements radicaux dans la structure de la société pour assurer le développement économique et social.
  • Refus de l’intervention active et consciente des masses populaires dans la lutte politique et la prise des décisions, de leur organisation autonome notamment du prolétariat, et méfiance à l’égard du peuple.
  • Tendance permanente au compromis avec l’impérialisme. Ne pouvant prôner aux peuples africains des «bienfaits» inexistants du capitalisme, les nouvelles bourgeoisies leur offrent les « substituts idéologiques » puisés dans l’idéologisation figée de certaines particularités, elles-mêmes en voie de transformation.

Quatre types de problèmes fondamentaux

Ce que ne peuvent comprendre les tenants de «l’économisme» de droite et de gauche ni ceux de la «troisième voie», c’est que nos peuples sont confrontés, dans leur évolution socio-historique actuelle, à quatre type de problèmes fondamentaux intimement liés : libération nationale, révolution sociale, développement et civilisation, il s’agit des quatre composantes essentielles d’un mouvement socio-historique d’ensemble, à saisir dans sa globalité, et que certains ont réduit jusqu’ici, fort abusivement, au seul problème du «développement».

Ce réductionnisme, a débouché sur une espèce «d’idéologie développements» que la confrontation avec la pratique sociale est en train de faire éclater, dans la mesure où les autres composantes du projet national et social sont écartées du champ de réflexion et d’activité, ou minimisées dans les faits, alors même que le «verbe nationaliste» leur rend hommage, parfois… verbalement. Il ne s’agit évidemment pas de nier l’importance essentielle de la dimension économique dans le devenir de nos sociétés, mais de la réintégrer dans le processus global de changement et de transformation profonde qui doit leur ouvrir la voie du progrès.

L’intégration des quatre composantes de notre mouvement socio-historique doit se comprendre dialectiquement, au niveau de la réflexion et de l’action : le développement, tel que nous l’entendons, au sens d’un processus cumulatif socialement maîtrisé et continu de croissance des forces productives, englobant l’ensemble de l’économie et de la population, à la suite de mutations structurelles profondes permettant la mise au jour de forces et de mécanismes internes d’accumulation et de progrès, n’est pas possible sans l’élimination des blocages sociaux, politiques et idéologiques qui l’entravent, c’est-à-dire de la domination externe-interne qui ronge et inhibe les formations sociales périphériques. Ce qui signifie, en bref, la réalisation d’un processus de libération nationale authentique et de révolution sociale profonde dans les structures socio-économiques, les rapports sociaux et les valeurs idéologiques et culturelles et sa consolidation persévérante à travers le temps.

Mais il ne suffit pas de formuler les grands axes d’une telle stratégie, encore faut-il comprendre qu’un peuple n’est pas seulement un territoire flanqué d’une «totalité socio-éconoqmique» c’est également un être social, une personnalité sociale[. S’il entrevoit seulement la rupture avec le passé, qui lui est proposée, sans percevoir en même temps une continuité de ce qui reste valable de ce passé comme valeurs éthiques et culturelle, il adhèrera difficilement à une conception révolutionnaire du changement, il y a aussi continuité, à un niveau supérieur par rapport au passé, de sa personnalité sociale, culturelle, de sa civilisation propre, il participera consciemment à la réussite de la mutation. Car il est vital pour des peuples, dont la perception de l’histoire a été brutalement coupée à un moment donné, d’arriver à reconstituer l’unité du processus historique ayant marqué leur évolution lointaine et récente, et à ne plus considérer leur histoire nationale comme un magma incohérent et inintelligible, ou au mieux, comme une addition de légendes et de mythes plus ou moins glorieux. Il est indispensable pour eux de parvenir à retrouver une certaine cohérence dans l’histoire de leur civilisation que l’impérialisme a agressée, et qu’il s’est acharné à détruire, poussé par sa logique de domination.

C’est pour cela que les futures civilisations des pays dudit Tiers-Monde devront nécessairement récupérer le noyau valable- du point de vue d’une stratégie révolutionnaire de développement – de leur patrimoine culturel, éthique et de civilisation.

Bien plus, la lutte de ces peuples et de leurs avant-gardes, à l’étape actuelle contre l’impérialisme et ses alliés de classe internes, doit aussi prendre appui, entre autres, sur leurs valeurs culturelles et éthiques positives, qu’ils ont pour devoir de préserver, d’enrichir, et d’utiliser comme armes de désaliénation  et d’émancipation, tout en se gardant de mystification, telle que crée le nationalisme bourgeois apologiste sans nuances du passé, dont il idéalise la configuration pour faire oublier les contradictions du présent et la nécessité d’une refonte radicale de nos sociétés.

Fonder une pratique efficace

Nos civilisations doivent muer, se rajeunir, ou bien elles sont condamnées à périr définitivement.

D’où l’exigence, impérieuse pour nos peuples, de s’approprier les méthodes scientifiques mises au point par la pensée sociale révolutionnaire en voie d’universalisation, en rejetant tout mimétisme stérile et aliénant, et en apportant leur propre pierre à cette édification.

D’où également, la non moins impérieuse nécessité d’aborder notre passé culturel est notre patrimoine de civilisation (y compris son éthique) avec une démarche critique-positive, qui permette d’en revaloriser les éléments valables et d’écarter  les « scories » qui ne peuvent cohabiter avec la réalisation du projet d’émancipation nationale et sociale.

Aujourd’hui, pour affronter valablement les problèmes que nous lèguent le passé, et la colonisation, pour approfondir notre processus de libération nationale et réussir la transformation de nos économies et de nos sociétés, nous avons besoin d’une pratique efficace. Or celle-ci ne peut se développer que si elle est soutenue par une pensée correcte, à la fois nationale, scientifique, et révolutionnaire.

Non seulement, il faut récuser les tentatives des classes possédantes et privilégiées d’utiliser certaines valeurs idéologico-culturelles vidées de toute substance progressiste, en vue de préserver leur domination et de combattre les mouvements progressistes et révolutionnaires,

Mais aussi il faut préparer la voie à l’hégémonie des classes laborieuses, seules capables de mener jusqu’au bout la lutte pour la réalisation du projet de renaissance nationale et d’émancipation économique et sociale. Et ce combat implique une compréhension profonde et une intériorisation véritable des particularités de lutte des classes dans nos sociétés, à leur étape actuelle d’évolution.

Il s’agit donc de comprendre  et d’assimiler de façon créatrice et non pas mécanique et dogmatique, la méthodologie scientifique de l’approche globale de la transformation des sociétés, dont les fondements ont été posés par Marx-Engels-Lénine car seule cette méthodologie autorise une démarche féconde[ permettant d’expliquer les spécificités de notre devenir social et leur possible intégration à une évolution progressiste de l’ensemble de l’humanité.

C’est à cette tâche que doit s’atteler la pensée politique et sociale qui se meut dans la dialectique réelle, historique et concrète et qui se propose, pour assurer et vérifier sa propre validité et vitalité, d’aider les masses à réfléchir sur leur propre expérience, considérant que la pratique doit toujours mieux jouer son rôle de méthode de connaissance.

(FIN)

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