Il fallait s’opposer coûte que coûte au tracé de cette maudite autoroute qui passait au milieu du cimetière et qui, ô comble de la provocation, traversait le mausolée de son aïeul, Moulay Bourrezza. Un chérif parmi la noble lignée des chérifs. Un descendant du Prophète.
Ils étaient devenus fous ! Ils allaient déterrer les restes d’un saint homme ! Ils allaient toucher à la sépulture d’un marabout !
Ba Mimoun avait demandé que le tracé prévu soit dévié de quelques dizaines de mètres pour laisser les morts reposer en paix et pour éviter le déplacement de la tombe et du mausolée de son aïeul. Il avait mis en garde tout le monde : «C’est un sacrilège, avait-il prévenu. On va commettre l’ignoble, l’impardonnable. Moulay Bourrezza est notre marabout comme il l’était pour nos pères et les pères de nos pères. Il est notre protecteur et notre guérisseur. Combien de malades n’ont-t-ils pas guéri après une ziara *? Combien d’hommes et de femmes possédés par les djinns n’ont-ils pas retrouvé la raison après un séjour au mausolée ? Combien de handicapés, condamnés par les médecins au fauteuil roulant, n’ont-ils pas retrouvé l’usage de leurs jambes grâce à sa baraka ? Combien de femmes stériles n’ont-elles pas retrouvé la fertilité après l’avoir imploré ? La colère d’Allah et de tous les saints s’abattra sur ceux qui oseront toucher au marabout, mais aussi sur ceux qui laisseront commettre ce crime ignoble».
Ba Mimoun n’avait pas convaincu. Il n’avait pas été entendu.
«Le tracé de la nouvelle autoroute a été calculé et optimisé par les ingénieurs des ponts et chaussées. Il y va de l’intérêt général et du développement de la région et du pays. Le tracé prévu sera rigoureusement respecté. Nous vous confirmons par ailleurs que la tombe de votre aïeul, Moulay Bourrezza, ainsi que son mausolée seront déplacés de deux kilomètres. Un nouveau mausolée sera construit à proximité de Bir lmaleh pour accueillir les ossements du marabout ». Voilà, ce que l’administration avait répondu à Ba Mimoun ! Ils avaient pris leur décision ! Ils allaient détruire le cimetière et déplacer les restes d’un marabout vieux de trois siècles. Le saint protecteur de toute une région. Jamais les enfants de Had Ouled Frej n’avaient subi pareille humiliation. Jamais ils n’avaient connu pareille provocation.
Et les bulldozers entrèrent en jeu. Et le ballet des camions et des engins de travaux publics dura plusieurs mois. Enfin les ossements de Moulay Bourrezza furent enterrés dans sa nouvelle tombe à Bir lmaleh.
Depuis ce jour-là, une succession de malheurs s’abattit sur toute la région. Il y eut d’abord des incendies d’origine inconnue qui ravagèrent les dépôts de blé puis une série d’accidents mortels sur la nouvelle autoroute à la hauteur de Had Ouled Frej et enfin la sécheresse qui frappa tout le pays. Jamais le ciel n’avait été aussi avare de son eau sur cette région bénie par Allah. Jamais les champs de blé, de pastèques, de melons et de menthe n’avaient autant souffert de la sécheresse. La terre fertile de Had Ouled Frej était devenue un désert. Une terre calcinée par un soleil qui n’avait jamais été aussi chaud. Même les faucons n’avaient pas été épargnés. De nombreux élevages parmi les plus beaux du pays furent décimés par la maladie.
Et les accidents mortels se multiplièrent sur la nouvelle autoroute. Sans raison, sans explication. Toujours au même endroit, au niveau de l’ancien emplacement du mausolée. Et très rapidement la nouvelle fit le tour du pays : une malédiction s’était abattue sur cette la nouvelle autoroute.
Ba Mimoun avait prévenu : on ne touche pas impunément au mausolée d’un saint homme. On ne déplace pas, sans être inquiété, la terre dans laquelle le corps d’un chérif a reposé pendant des siècles.
Face à l’hécatombe, les autorités se rendirent à l’évidence. Elles finirent par comprendre que certaines choses ne pouvaient pas être traitées convenablement par les ingénieurs des ponts et chaussées et se résignèrent à consulter les fqihs**. Finalement, la décision fut prise de contourner Had Ouled Frej, de fermer définitivement à la circulation la portion de l’autoroute qui traversait le cimetière et de ramener à leur place initiale les restes du marabout.
Ainsi, Moulay Bourrezza retrouva l’emplacement qu’il n’aurait jamais dû quitter. Un nouveau mausolée fut également construit par l’administration qui avait reconnu sa faute et présenté ses excuses à la population.
Au fil des ans et au fil des générations, Moulay Bourrezza était devenu progressivement Moulay Boulautoroute, le saint protecteur des usagers de la route. Un marabout faiseur de miracles, qui attirait beaucoup de fidèles et de nombreux curieux des quatre coins du pays.
Et si aujourd’hui vous posez la question aux enfants de Had Ouled Frej, ils ne sauront pas vous dire qui a été vraiment Moulay Boulautoroute. Les histoires les plus invraisemblables circulent à son sujet. Les uns disent que c’était un saint homme, un chérif venu de Bagdad avec Moulay Driss. D’autres avancent qu’il fut un fqih** guérisseur et qu’il avait vaillamment combattu le colonisateur français. Ils ajoutent que les balles des fusils lui glissaient sur le corps et que les boulets de canon se transformaient en pastèques et venaient s’écraser à ses pieds. Il y en a même qui prétendent que Moulay Boulautoroute avait connu le Prophète et avait participé à la bataille de Badr. Après la victoire des musulmans, l’un des anges qui avaient combattus aux côtés des croyants l’aurait pris sur son dos et l’aurait emmené au Maroc.
Et on raconte encore bien d’autres choses sur le compte de ce marabout posé au milieu de cette portion d’autoroute fermée à la circulation.
*ziara : visite
**fqih : savant (religieux)