Les confréries entre ordre religieux et mysticisme
Apparue à la fin du XVII e siècle au Maghreb, la Tijâniyya fait partie de ce que J. Fletcher a appelé « la troisième expansion », ou la « troisième vague » de l’islam. Sa création s’inscrit en effet dans le cadre du renouveau religieux et confrérique qui marque l’ensemble du monde musulman à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle. Ce mouvement de tajdîd (« renouveau ») se caractérise par le surgissement de figures, de réseaux, de structures, qui, par-delà leur diversité, ont en commun une forte démarche éducative, missionnaire et militante, et une révérence particulière à l’égard du Prophète, de son modèle et de son enseignement.
En fait, la Tidjaniya a été fondée à la fin du XVIII e siècle par Ahmed al-Tijani (1737-1815) qui lui a donné son nom. Al-Tijani, dont la famille revendiquait une origine chérifienne (descendant du Prophète), vivait à Aïn Mâdî, à une soixantaine de kilomètres de Laghouat. Quand il atteignit ses 20 ans, il partit poursuivre ses études dans la grande université islamique de Fès, au Maroc, où il eut différentes expériences spirituelles auprès de plusieurs maîtres.
La Tidjaniya se présentait, d’autre part, comme exclusive. Alors que les affiliations multiples à différentes tarîqa étaient généralement admises, Ahmed al-Tijani exigeait de ses adeptes l’abandon des autres enseignements. Par une sorte d’analogie avec l’islam, qui se proclamait comme la dernière, et donc la meilleure, des révélations divines, la Tidjaniya se présentait comme la dernière des confréries, celle qui récapitulait et dépassait tous les enseignements précédents.
Ahmed al-Tijani, lui aussi, s’est autoproclamé le sceau des saints (khatm al-awliyâ’ ). Il se déclarait encore Ghawth ( le « Secours ») – un titre déjà porté par Abû Madyan, illustre saint andalou , qui évoquait les hiérarchies mystiques décrites par Ibn ‘Arabî (1165-1240), le maître soufi dont Ahmed al-Tijani est souvent considéré comme un vulgarisateur.
Selon l’histoire, Ahmed al-Tijani faisait à ceux qui le suivaient et à leurs proches des promesses formelles de salut tout à fait exceptionnelles, dont la propagande tidjanie allait faire un large usage : la protection contre les affres qui accompagnent la mort, et contre les risques de condamnation au moment du Jugement dernier, la promesse aux adeptes d’une place réservée auprès du Tout-Puissant, qui leur pardonnerait tous leurs péchés. Ces derniers iraient, avec leurs familles et leurs proches, directement au plus haut du paradis. Il était dit que le Prophète aime tous ceux qui aiment le cheikh Al-Tijani, et que celui qui aime le cheikh ne mourrait qu’en état de sainteté.
Le rituel tidjani
Une voie nouvelle, une voie sûre, une voie rapide, débarrassée des longs exercices ascétiques d’autres voies, telle paraissait être la Tidjaniya. On comprend à la fois le pouvoir d’attraction qu’elle exerça assez rapidement, ainsi que l’hostilité suscitée par son arrogance théologique. Elle se heurta à d’autres confréries concurrentes et à ceux qui considéraient que de telles prétentions, ainsi que le statut conféré à son fondateur, étaient signe d’hérésie.
Ahmed al-Tijani lui-même, en butte à l’hostilité des autorités ottomanes du moment, s’installa à Fès, en 1798, où il mourut en 1815.
Le rituel est l’un des principaux signes distinctifs d’appartenance et il accompagne fortement la vie quotidienne du fidèle, plus que dans d’autres confréries. Fixé initialement par Ahmed al-Tijani lui-même, ce rituel se compose d’une série de récitations, dont le nombre peut varier d’une branche de la confrérie à une autre. Pour décompter exactement ces récitations, les fidèles sont munis d’un chapelet.
Il faut dire que ce rituel se compose de trois éléments : le wird, la wazîfa et le dhikr.
A) Le wird, à réciter matin et soir, se compose lui-même de trois récitations :
•Astaghfiru Allah (« je demande pardon à Dieu ») : 100 fois
•Salât al-Fâtih (« la prière pour Celui qui ouvre » – c’est-à-dire le Prophète) : 100 fois. Les écrits tidjanis ont conféré des mérites et bienfaits particuliers à ce texte très bref, allant parfois jusqu’à considérer sa récitation comme équivalente à celle du Coran. C’est l’un des cœurs de la polémique avec les adversaires de la confrérie.
•Shahâda (« attestation, témoignage ») : 100 fois. La shahâda est la profession de foi musulmane, qui marque l’appartenance à l’islam : « Il n’y a d’autre dieu que Dieu, et Mahomet est son Envoyé ».
B) La wazîfa (« tâche, obligation »), une spécificité de la Tidjaniya, est, en quelque sorte, un wird supplémentaire, à réciter une fois par jour, matin ou soir. Al-Hajj Malik Sy la recommande matin et soir. Elle vient à la suite du wird et se compose des mêmes éléments, sauf le dernier : Astaghfiru Allah : 30 fois ; Salât al-Fâtih : 50 fois ; Shahâda : 100 fois ; Jawharat al-kamal (« La Perle de la perfection ») : 12 fois (et 11 pour les partisans de cheikh Hamallah). La Jawharat al-kamal fait aussi l’objet de vives polémiques.
Pendant la wazîfa , les Tidjanis ont la particularité de se réunir en cercle sur un drap blanc. La pratique, qui remonte au fondateur, et avait alors pour but d’assurer une assise propre, est devenue une tradition aux connotations mystiques : elle honore la présence des anges qui, d’après un hadith , seraient présents dans tous les cercles d’adoration. Elle honore aussi celle du Prophète et de ses quatre premiers califes, qui surviendrait, selon la croyance des fidèles, à partir de la septième récitation de la Jawharat al-kamal .
C) Le dhikr est accompli le vendredi soir, en commun sauf empêchement. Il comprend : Astaghfiru Allah : 3 fois ; salât al-Fâtih : 3 fois ; shahâda : 1 000 fois ou plus (jusqu’à 1 300). Certains clôturent par le nom d’Allah : 300 fois.
Il existe toute une littérature qui précise les heures et les modalités idéales de ces récitations, et prévoit les cas d’impossibilité et de rattrapage des récitations manquées. Ce rituel, assez contraignant et entouré d’un certain formalisme, représente, pour le croyant, une discipline supplémentaire qui s’ajoute aux cinq prières quotidiennes.