La crise de la vérité
«Un peuple qui ne peut plus rien croire, ne peut se faire une opinion…»
Hannah Arendt
Premier voyage post-confinement. Occasion de redécouvrir mes lieux de prédilection. Du nord (Tétouan) au sud (Agadir), des retrouvailles avec le Maroc que j’aime, multiple et pluriel. Un Maroc qui sort d’une expérience insolite d’auto-enfermement et qui redécouvre le retour à la vie, à un rythme qui ne dépend plus de sa propre volonté mais dicté par l’agenda de la pandémie.
Un calendrier chargé de hasards, d’incertitude et d’espoir. Un Maroc qui reste éternel dans ses constances et ses paradoxes. La pandémie qui s’est imposée, au-delà de sa dimension sanitaire, dans l’espace public comme élément essentiel du discours social a agi également comme facteur révélateur des différentes représentations dominantes, notamment au sein des couches sociales populaires. Elles adoptent quasi à l’identique la même approche du virus: elles n’y croient pas.
La crise épidémiologique a été/est le support d’une multitude de paroles et de discours la mobilisant dans une perspective argumentative ou spéculative. La mise a plat de cette prise de parole a révélé d’abord une certaine hétérogénéité et une variété d’analyse amplifiant l’aspect incertain qui a prévalu dans l’approche initiale de la crise. Le discours des experts, des politiques, le discours des médias et la doxa.
Il y a dans cette variété une constante qui frappe tout observateur de la scène publique nationale. Constante que j’ai relevée dans mon voyage aussi bien dans les artères paisibles de Tétouan, M’diq, Fnideq que dans les souks et plages animés d’Agadir : la récurrence d’un discours de déni chez de larges couches populaires qui mettent en doute l’existence même du virus. Cela se traduit d’abord par un comportement aux antipodes des injonctions officielles sur la nécessité du respect des barrières sanitaires. Le port du masque a dévoilé une riposte inédite de larges franges de la population : le refus de le porter, refus parfois revendiqué publiquement, a une nouvelle fois mis en exergue la fracture entre la parole officielle et sa réception publique. Nous sommes ainsi passés de l’Etat contre la société (grosso modo les années de plomb) à la société contre l’Etat (période que je qualifie des années WhatsApp).
Il y a une couche de soupçons qui pèse sur le discours de crise des autorités. Certes, le pays a réussi à endiguer avec un certain succès les effets de l’arrivée inopinée de la crise. Il me semble que la réussite de l’examen national du Bac a été une épreuve collective qui a été menée à bon terme. Il n’empêche cependant qu’il y a péril en la demeure avec ce relâchement né principalement de cet esprit de suspicion qui pèse sur les rapports entre la société réelle et sa représentation politique. Défiance, soupçons sont les maîtres-mots qui reviennent dans l’approche populaire du discours officiel. La crise sanitaire peut être alors perçue comme une crise de la vérité. La vérité comme éthique, comme valeur. D’une crise, l’autre. C’est la légitimité même du discours politique qui se trouve ainsi interpellée.
Dans un ouvrage de facture philosophique, Myriam Revault d’Allonnes, La faiblesse du vrai, ce que la post-vérité fait à notre monde commun (Seuil, 2018), questionne les rapports conflictuels entre politique et vérité avec une relecture de ses fondements épistémologiques en passant de Socrate à Paul Ricœur. «Vérité et politique, on le sait, n’ont jamais fait bon ménage» écrit-elle d’emblée. Le point de départ de cette réflexion a été l’émergence d’un concept et d’un phénomène hypermédiatique ; il s’agit du concept de post-vérité et du phénomène des Fake news. «Voilà ce qu’est l’âge de la post-vérité : le brouillage des frontières entre vrai et faux, honnêteté et malhonnêteté, fiction et non fiction. D’où procède un édifice social fragile reposant sur la défiance».
Dans l’arsenal institutionnel et juridique qui encadre la mise en place de l’état d’urgence sanitaire un volet a été dédié aux colporteurs de fausses nouvelles ou des remises en question de l’existence même de la pandémie. Des procès ont été tenus et des sanctions ont été prononcées. Mais le phénomène persiste. Il prend des dimensions inouïes par le rôle des médias issus des nouvelles technologies. Le JT de la télévision nationale a perdu la bataille de l’information face aux ravages de WhatsApp. La moindre «fiction »produite» quelque part peut bénéficier d’une large audience; sa valeur n’émane plus de son rapport aux faits mais de son impact médiatique. Les divers réseaux socio-numériques facilitent la prolifération d’informations contradictoires et souvent ouvertement mensongères. De plus en plus, ce qui passe pour des faits n’est qu’un point de vue de quelqu’un qui pense que c’est vrai et la technologie les fait circuler rapidement et les transforme en événements.