Livraison à domicile
A la fin de notre interaction avec les livreurs, nous nous sommes dirigés vers les plateformes de livraison, et surtout chez les trois qui sont les plus influents dans le marché, à savoir Jumia, Glovo et Kaalix. Enfin, de ces trois entreprises, seule Glovo nous a répondu. Nous lui avons posé des questions à propos de son implémentation dans le marché marocain, et à propos des livreurs. Pour ce qui concerne ces derniers et leur bien-être, Glovo nous a affirmé par email :« Le bien-être des coursiers est une priorité pour Glovo et nous mettons à leur disposition plusieurs canaux de communication ainsi qu’une équipe entièrement dédiée pour leur assurer une expérience optimale ». Pour ce qui est de la communication avec les livreurs, Glovo répond, « Nous organisons régulièrement des sondages et forums d’écoute (focus groups) pour favoriser le dialogue entre les coursiers et l’entreprise, et une large majorité nous disent apprécier la collaboration avec Glovo ainsi que la flexibilité du modèle. Le taux de rétention élevé des coursiers (+90%) nous permet aussi de confirmer cela ». Ainsi Glovo dément ce que certains livreurs ont affirmé, quant à l’absence de communication entre le management et ses livreurs.
Nous avons aussi posé à la société une question à propos de la protection sociale de ses « Glovers », sa réponse continue de démentir une partie des témoignages des livreurs qu’on a interviewés, elle affirme qu’il y a plusieurs plans qui permettent leur protection sociale, à part la CNSS garantie dans leurs fiches d’auto-entrepreneur : « en ce qui concerne le volet social, il faut savoir que les coursiers qui utilisent notre application bénéficient depuis plus d’un an du “Courriers Pledge”. Ce programme, qui a été lancé en première au Maroc, établit des normes sociales pour les coursiers indépendamment de leur statut d’auto-entrepreneurs ». Et d’ajouter, « à ce jour plus de 620 coursiers ont suivi des formations sur notre plateforme d’apprentissage et plus de 30 ont pu bénéficier d’une indemnité de parenté. Les résultats sont encourageants et nous continuons nos efforts pour déployer le programme et sensibiliser les coursiers sur ces avantages à leur disposition. De plus, il faut savoir que les auto-entrepreneurs bénéficient aussi d’une couverture sociale grâce à la généralisation de l’assurance maladie obligatoire (AMO) ».
Les livreurs face à un nouveau modèle économique, l’ubérisation, quèsaco ?
L’ubérisation, appelée aussi plateformisation ou économie collaborative, en anglais « Gig Economy » ou encore « Sharing Economy », voilà un concept bizarre, venant du nom de la société américaine Uber qui s’est d’abord spécialisée dans la location de voitures de transport avec chauffeur, pour se lancer ensuite dans la livraison alimentaire avec Uber Eats. C’est l’émergence de plateformes numériques jouant le rôle d’intermédiaire entre le client et l’offreur, comme Careem, Glovo, Jumia, Uber, Airbnb. Il s’agit d’un modèle qui s’est appuyé sur le numérique pour exister et croître, et reposant sur la puissance des algorithmes. En raison de ce changement économique, les livreurs, et autres métiers similaires, doivent eux aussi s’adapter aux exigences de ce nouveau modèle, d’ailleurs apprécié par les consommateurs : le fait de commander tout en étant chez soi, allongé sur son canapé, un tacos ou une pizza, est synonyme de confort, surtout après une longue journée de travail. C’est tout un nouveau paradigme, un nouveau modèle économique, voire une révolution économique, comme l’ont affirmé plusieurs économistes et spécialistes de la question, tels que Grégoire Leclerc, président de la fédération des auto-entrepreneurs de France, interviewé par l’équipe d’Al Bayane, « effectivement, la révolution de l’ubérisation, ou plutôt de la plateformisation, puisque c’est comme ça qu’il faut l’exprimer. C’est quelque chose de très fort, et de très réel dans les années 2013 à 2017. Pendant ces années-là, les services qui commencent à émerger dans le service à la livraison, le transport des personnes et puis petit à petit d’autres services intellectuels, comme notamment le développement informatique, le déménagement, les services juridiques. Ils ont cassé, si vous voulez, les codes de tous les secteurs traditionnels ». Par ailleurs, il s’agit d’un changement révolutionnaire de paradigme économique, associé intimement à la révolution numérique, un constat souligné par Haitham Barhoune, économiste à l’observatoire des TPME, « c’est un secteur économique qui va avec le développement du numérique ».
L’importance économique et l’aspect révolutionnaire de l’ubérisation, chose à ne pas oublier
Lors de notre entrevue avec Haitham Barhoune à propos de la question, il nous a expliqué en quoi ce secteur est révolutionnaire du point de vue économique : « au Maroc, ce type de secteur, ou ce type d’économie s’est développé depuis la crise de la Covid-19, dès lors les acteurs de l’ubérisation sont devenus indispensables pendant la pandémie, et ont aidé à maintenir un semblant de normalité dans le bon fonctionnement de certains services qui n’auraient pas survécu sans l’ubérisation, en assurant des services sans contact tels que la livraison de repas et de médicaments, ou les cours en ligne. Ces professionnels de l’ubérisation ont apporté leur assistance pendant le confinement pour tout le monde ».
Et de poursuivre, « Parmi les avantages de l’ubérisation, il y a aussi la possibilité de contourner le problème de la baisse de l’emploi au Maroc à cause du confinement par le développement du statut de l’auto-entrepreneur, qui s’est d’ailleurs très largement répandu à la suite du confinement. Grâce au modèle de l’ubérisation, il est possible à tout un chacun de se lancer facilement comme prestataire de services ou de se défaire du salariat, ou bien comme dans le contexte du Covid-19, trouver un moyen de survie. Donc il est à la fois un modèle bien vu par les personnes cherchant un revenu complémentaire et par les personnes qui, à la suite de la crise sanitaire, ont perdu leurs jobs ».
L’ubérisation comporte aussi des bienfaits pour les travailleurs, comme l’indique Haitham Barhoune, « Le deuxième point que je vais expliquer maintenant, c’est les bienfaits pour les salariés, l’ubérisation ainsi offre une certaine flexibilité pour le travailleur, qui a maintenant la possibilité de moduler son temps de travail. Du point de vue du statut généré par l’ubérisation, ces sont de nouveaux statuts de travail qui commencent à émerger, comme celui du Gig-worker, qui désigne un travailleur à la tâche, ou celui du slasheur en français ou slasher en anglais, qui désigne une personne exerçant plusieurs emplois à la fois ».
L’ubérisation, un modèle pour le futur ?
Nous avons posé la question aux spécialistes que nous avons contactés pour qu’ils nous expliquent si ce modèle économique pourrait se généraliser à l’ensemble de l’économie. Voici leurs réponses :
Grégoire Leclerc affirme, « alors, il y a trois ou quatre ans, en France, le phénomène était en plein boom. On va dire avant le Covid, et avant toutes les questions de droits qu’on va évoquer ensuite. On avait « très peur » que les secteurs tertiaires, les secteurs des services, finissent par être complètement déstabilisés, ou « disruptés » comme disent les anglo-saxons, par l’ubérisation, pourquoi ? Parce que, en fait dans les secteurs des services, finalement il vous faut un prestataire de services, quand vous, vous êtes le consommateur final ou la petite entreprise qui consomme, le développeur ou la personne qui fait le ménage, ou même l’entreprise du bâtiment qui vient réparer vos locaux, vous n’avez pas forcément besoin d’une qualité extrême, vous n’avez pas forcément besoin d’un cahier des charges complexe, en revanche vous avez besoin de transparence de prix, de réactivité et d’une bonne compétitivité, autrement dit d’un bon rapport qualité-prix, c’est ça qui compte d’abord et avant. Et donc l’ensemble des services sont potentiellement « ubérisables », il faut dire et continuer à l’assumer, économiquement, technologiquement, opérationnellement, l’ensemble des services sont « ubérisables » ».
Haitham Barhoune, économiste marocain, confirme ce que vient de dire Leclerc : « bien sûr, il va toucher tous les secteurs. Déjà maintenant on parle de l’ubérisation des avocats, des médecins. Maintenant, le comportement des consommateurs marocains est différent, on aime bien allez visiter le médecin, mais qui pourra changer. Là, vous avez parlé de l’ubérisation des taxis, du logement et de la livraison, non, l’ubérisation a déjà touché d’autres secteurs, on parle maintenant des intermédiaires de crédit, l’ubérisation des services judiciaires, etc. En fait, toutes les entreprises de l’industrie marocaine doivent s’adapter à ce changement de paradigme. C’est un mode de travail qui est plus flexible, il permet à l’entreprise de réduire ses coûts, et d’être plus proche de son client, et ce dernier devient le designer du produit. Le produit doit maintenant s’adapter aux demandes et besoins du client. Donc, voilà, toute l’économie marocaine, je pense, elle va s’ubériser ».
La nécessité de la régulation et de la protection sociale des travailleurs
Et vu les conditions de travail pour ce secteur, les tendances monopolistiques, le vide juridique encadrant l’exercice du métier de ces plateformes, les chercheurs et spécialistes du domaine ont exprimé le besoin d’une régulation de ce secteur, pour le renforcer, le corriger et le réformer.
A ce sujet, Haitham Barhoune exige : « la nécessité d’une combinaison entre la régulation d’une part, parce que c’est un secteur qui doit être contrôlé par le marginal sécant, un régulateur externe, c’est-à-dire l’Etat en l’occurrence, et l’autorégulation d’autre part, pour protéger le travailleur, les prestataires, et ce, à travers des assurances que l’entreprise elle-même, si on parle de Glovo par exemple, elle fait des assurances pour le livreur, et également pour les consommateurs, et enfin pour les prestataires de services. D’où votre question si secteur pourra rester informel, ma réponse est non. Il doit être régulé par l’Etat, comme tout autre secteur, parce qu’il répond à aux quatre conditions suivantes, l’existence d’asymétries d’information, de monopoles naturels, les externalisations négatives et les considérations sociales et d’équité. Mais, en même temps il doit être autorégulé pour protéger les acteurs qui y font part ».
Pour le cas de la France, et les avancées juridictionnelles qu’elle connait, Grégoire Leclerc précise, « la dérégulation pour nous intervient à trois niveaux, en tout cas en France, c’est comme ça qu’on l’a imaginée. Il y a une régulation qui se fait entre les plateformes et des représentants et des travailleurs indépendants, au sein de ce qu’on appelle l’autorité de régulation des plateformes d’emplois. Le deuxième niveau de régulation, c’est un niveau sectoriel, quand vous avez monté une plateforme dans le monde des taxis, celui des VTC, vous n’avez pas une régulation qui est semblable à celle des livreurs, ou à celle des déménageurs ou celle des traducteurs, donc dans chaque secteur nous on veut qu’il y ait une régulation correcte liée en fait aux contraintes sectorielles, sécurité, environnement, transport de personnes, accès aux voies de taxis, accès aux stationnements, respect des conditions de travail dans le froid, dans le chaud, etc. Le troisième niveau de régulation, c’est un niveau gouvernemental, il faut que sur des sujets qui sont presque philosophiques, l’Etat donne une espèce de cap à 10 ans, qu’il dise à 10 ans, moi, je veux ou je ne veux pas que les travailleurs des plateformes soient des salariés, je veux ou je ne veux pas que la protection sociale soit abondée par les plateformes, notamment la retraite, je veux ou je ne veux pas que les plateformes apportent une contribution à la formation pour qu’un livreur puisse demain de venir, s’il a cinq ans de carrière chez vous, avoir une formation pour devenir déménageur, développeur web, etc., bref pour lui faciliter la possibilité d’ascension sociale ».