Six cinéastes, six films et un virus

Mohammed Bakrim

«Ne nous affligeons pas, mais cherchons bien plutôt la force dans ce qui demeure»

William Wordsworth

A situation inédite, un cinéma inédit? C’est certainement la première conclusion à tirer de l’excellent programme de cours métrages initié par le Centre cinématographique marocain en invitant six cinéastes à filmer leur vécu quotidien en période de pandémie. Le credo qui a animé l’expérience est simple : filmer le quotidien, le vécu en cette période très particulière à partir d’un outil devenu banal, le portable ou «le cellulaire», pour reprendre l’expression utilisée dans le texte de présentation du programme.

Le choix des six cinéastes va dans ce sens. On peut en effet dire qu’ils sont représentatifs de la génération de la téléphonie mobile. Ce sont les enfants de la révolution numérique et des réseaux sociaux. Les six sont, en outre, l’émanation des années 2000. Hakim Belabbes et Faouzi Bensaïdi qui passent pour «les ainés» de la liste  ont commencé leur cinéma à la fin des années 1990 pour signer leur premier long métrage de fiction en 2002 (Trois anges aux ailes cassées pour Belabbes) et 2003 (Mille mois pour Bensaïdi). Mohamed Mouftakir (Pégase, 2011) et Tala Hadid (La nuit entr’ouverte, 2014) marquent la première décennie des années 2000 ; arrivent ensuite Adil  Fadili dont on attend le premier long métrage (en phase de finalisation) et Yassine Marco qui a déjà à son actif, un premier long métrage (Jamal Afina (2018).

Nous sommes en présence d’un corpus riche en indications sur un imaginaire et sur un cinéma. Le contexte social marqué par l’état d’urgence sanitaire et le dispositif de prise d’images ont généré des approches artistiques, esthétiques, humaines variées et éloquentes. Les films disent un état du monde et surtout nous donnent une sorte de bande annonce du cinéma qui vient. C’est la chronique protéiforme  de la métamorphose annoncée. Certes, on le savait déjà, le numérique a bousculé le rapport de forces au sein d’une production cinématographique. Le centre de gravité s’est déplacé du tournage vers la post production qui est devenue le moment clé de «de la création».

Le cinéaste est un ingénieur   es-techniques ; en logiciel. Avec leur cellulaire, nos cinéastes ont décliné une variété de récits où le montage a été l’élément moteur. Nous avons eu deux cas de figure majeurs : le téléphone comme caméra pour capter, filmer (Mouftakir, Hadid, Fadili, Marco) ou comme mémoire interne pour puiser dans des images déjà là une partie du récit proposé (Bensaïdi, Belabbes).  D’un point de vue philosophique, l’innovation mobile est soupçonnée de détraquer la relation au réel.

Le cellulaire  participe de la «virtualisation du monde», parce ce qu’il a le pouvoir de « nous abstraire de l’environnement auquel nous appartenons…Pourtant déjà un cinéaste de la génération argentique, Claude Lelouch  ne cache pas son enthousiasme pour ce gadget: «Lorsqu’est arrivé ce téléphone miraculeux avec des images sublimes, je me suis dit, c’est peut-être le moment de libérer totalement le scénario, les acteurs… D’aller encore plus loin dans l’émotion».

Capter le réel ou lui apporter une touche de romance ? Nos cinéastes se sont donnés à cœur joie dans cet exercice de liberté que l’on pourrait inscrire difficilement dans une catégorie (fiction, documentaire, docu-fiction). Le contexte lui-même est inédit ; alors ? Le confinement a acculé vers plus d’imagination. Echapper au diktat du réel qui a imposé ses règles. Pour André Malraux, écrivain et cinéaste le réel  fut longtemps pour lui «inemployable artistiquement». Alors, avec le contexte de la pandémie, comment vivre ce réel limité par les contraintes des mesures  de prévention sanitaires. Nous avons eu alors plusieurs cas de figure qui disent la richesse (et la réussite) de l’exercice.

Dans une approche baroque, les plans sont saturés d’objets, de lignes, de formes, Mouftakir restitue une expérience toute personnelle du monde. Fadili convoque la mémoire cinéphile pour traiter ce réel comme problème d’axe dramatique avec le regard de l’enfant comme boussole vers  une expérimentation plus libre (l’animation).

Avec Tala Hadid, jouer des concordances et des discordances entre des voix narratives et des séries d’images d’âge, de provenance et de signification variable pour inscrire le présent (le masque) dans une historicité ; donner au local sa dimension universelle. Unir le pouvoir de l’art (dessin, peinture), le pouvoir de parole qui naît de la rencontre du mutisme  et du silence des choses, avec le pouvoir du montage.

Faouzi Bensaidi, Hakim Belabbès construisent une histoire et un sens par le droit qu’ils s’arrogent de combiner librement les significations, de re-voir les images (ou des extraits de films), de les enchaîner autrement, de restreindre ou d’élargir leur capacité d’expression.

Chez Yassine Marco des personnages face à eux-mêmes ; à travers l’expression de leur solitude ou incertitude. Le montage alterné les renvie aux interrogations qui les habitent. Et à l’horizon apparaît la possibilité d’une vie nouvelle avec le bébé qui rampe dans la lumière blanche.

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