«Depuis 50 ans, les artistes marocains ont désiré la création d’un musée d’art au Maroc»

Le Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain (MMVI) accueille dans quelques jours une exposition sur une figure emblématique de la peinture marocaine, Ahmed Cherkaoui, notamment du 27 mars au 27 août 2018 sous le thème: «Ahmed Cherkaoui: entre modernité et enracinement». Lors de cette exposition, le public marocain pourra découvrir et apprécier l’ensemble des œuvres du défunt artiste. Abdelaziz El Idrissi, directeur du MMVI, aborde dans cet entretien la prochaine exposition dédiée à cet artiste, de même que la participation de la Fondation Nationale des Musées à l’évènement «Le Maroc à Abu Dhabi», ainsi que le bilan du musée et d’autres questions.

Al Bayane: Quel bilan faites-vous du musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain de Rabat (MMVI), près de 4 ans après son ouverture?

Abdelaziz El Idrissi: C’est une institution qui essaie de fonctionner sur deux pieds. L’un est l’exposition permanente et constante et l’autre, qui est variable, c’est la programmation culturelle. Nous avons deux sortes de programmation : une programmation culturelle qui  profite des relations que nous établissons actuellement avec d’autres établissements européens ou particuliers et une programmation dédiée à accompagner les artistes marocains. Au regard des liens forts que le musée a établis avec les institutions muséologiques de la Méditerranée, nous ne pouvons que nous féliciter, parce que nous avons commencé à partir de rien.

Il n y avait rien dans ce musée et même le bâtiment n’était pas finalisé quand nous avons pris les commandes. Grâce aux efforts déployés à la fois par le président de la Fondation et l’équipe de la fondation, nous avons pu inaugurer ce musée le 17 octobre 2014. Depuis, de nombreux catalogues ont été publiés. Nous avons travaillé au niveau de la scène internationale, avec les artistes marocains, de même que sur la pédagogie, pour présenter ce qui existe ailleurs en matière artistique et donner aux artistes marocains la possibilité de s’exprimer.

Organiser pour la première fois une exposition dédiée au artistes femmes marocaines en 2017 était un évènement particulier, puisque nous avons été amenés à faire l’inventaire des artistes femmes qui exercent sur la scène nationale. Nous en avons choisi une trentaine qui ont figuré dans cette exposition.

Après avoir rendu hommage à l’Ecole de Tétouan, nous avons invité une dizaine de jeunes artistes actifs sur la scène internationale. Par la suite, nous avons organisé l’exposition «l’Afrique en capital». Actuellement, le musée abrite la rétrospective d’Ahmed Cherkaoui, 50 ans après sa disparition. C’est le début d’une série d’expositions qui mettront en valeur ces artistes qui ont beaucoup œuvré et qui nous ont quittés depuis un moment. Je fais allusion dans ce cadre à Gharbaoui, Belkahia, à Chabâa… et d’autres artistes qui ont marqué la scène marocaine et ont contribué à moderniser l’art marocain. En parallèle à cette programmation nationale, nous avons une autre programmation plus ouverte sur la scène internationale. Désormais, nous sommes en mesure d’organiser de grandes expositions.  Nous avons prouvé que le Maroc a des compétences et des institutions capables d’abriter des expositions de grande envergure. Nous sommes la première institution dotée de documents fiables lui permettant d’attirer de grandes expositions. Nous sommes d’ailleurs entrain de former dans ce domaine. La Fondation nationale des musées a recruté récemment une dizaine de jeunes conservateurs qui contribuent à mettre en place certaines activités à l’échelle nationale et internationale.

Pour la 3e année consécutive, la Fondation Nationale des Musées a pris part à l’évènement « Le Maroc à Abu Dhabi » qui s’est déroulé du 6 au 19 mars 2018 sous le thème « Le Maroc d’hier et d’aujourd’hui – Des ailes et des horizons ». Parlez- nous de la participation marocaine à cet événement?

Nous avons essayé de présenter la richesse et la diversité de la culture marocaine. Nous avons commencé par des artefacts qui remontent à la Préhistoire pour montrer l’enracinement de cette culture, ses particularités et ses différentes facettes. Nous avons entamé l’exposition avec des objets préhistoriques d’origine méditerranéenne ou africaine, dans une dynamique d’ouverture. Nous sommes passés par la suite à la période historique avec des chefs-d’œuvre qui datent de l’époque pré romaine et romaine, entre autres tout ce qui est préislamique pour montrer que le Maroc appartient à une culture méditerranéenne très riche et diversifiée.

Quels sont les objets d’art qui ont été exposés lors de cette manifestation?

Des objets qui remontent à l’époque phénicienne, romaine… L’un des volets de cette exposition a été dédié à l’islamisation au Maroc et la civilisation musulmane. C’est un vecteur commun que nous partageons avec les organisateurs. Nous avons montré également le caractère particulier de la civilisation musulmane au Maghreb parce que les gens connaissent l’Orient, mais pas forcément le Maghreb, de même que son ouverture sur la Méditerranée, l’Andalousie, ses relations avec le Sahara et l’Afrique.

Et l’aspect scientifique dans tout cela?

Nous avons mis l’accent sur le volet scientifique en présentant des astrolabes, la cartographie développée au Maroc, notamment la carte de Charif Al Idrissi, l’horloge hydraulique de Fès, les manuscrits… Nous avons fait un focus sur la vie quotidienne au Maroc vers la fin du 19e siècle et le début du 20e siècle, notamment à partir de bijoux amazighs et citadins, de costumes… Nous avons finalement exposé l’art moderne de 1914 jusqu’à nos jours. C’était un parcours chronologique qui a permis aux gens de découvrir le Maroc et d’avoir une idée sur la culture marocaine, de ses origines à nos jours.

Qu’en est-il de l’acquisition de certaines collections du patrimoine national qui se trouvent en dehors du Maroc ou chez certains collectionneurs marocains?

La fondation est une institution récente qui vient d’avoir son texte juridique et sa collection. Le texte a été publié récemment, et depuis sa publication, nous nous sommes lancés dans l’acquisition des collections, pas essentiellement pour le musée MMVI, mais aussi pour les autres musées. Nous avons débuté le processus par l’acquisition d’une collection de tapis pour enrichir le fond du Musée de Dar si Saïd. Il faut dire que c’est une opération assez lente, mais le plus intéressant c’est qu’actuellement, nous sommes en train d’enrichir le fond du Musée MMVI et les autres musées à la fois par des donations et des cessions. Aujourd’hui, il y a une belle collection que l’Académie du Royaume du Maroc a offerte au Musée et qui y est exposée. Nous avons reçu aussi des œuvres de Kacimi et celles d’autres artistes marocains. Nous avons reçu des collections de poterie, de tapis, de tissus…

Y a-t-il des critères pour une acquisition?

L’acquisition suppose la présence d’une Commission scientifique qui tranche sur le devenir des collections et qui permet d’attribuer une valeur muséale aux collections, étant donné qu’on ne peut recevoir toutes les propositions et qu’on ne peut répondre favorablement à toutes.

Quid du MMVI dans ce cadre?

Nous sommes également entrain de préparer le terrain pour lancer des acquisitions pour le musée MMVI, parce que pour le moment, nous n’avons pas de grandes collections permanentes. Autrement dit, la collection nécessite un peu de temps, des requêtes, de la recherche, un travail de spécialistes pour pouvoir proposer une acquisition.

Qu’en est-il des biens qui sont actuellement ailleurs ou sur le marché…?

Cette question n’intéresse pas que la fondation. Elle relève des instances concernées, notamment l’Etat marocain, à travers le Ministère de la Culture qui est responsable de la gestion du patrimoine national, la Direction des arts et d’autres instances, puisque cette gestion dépend également de la nature des collections et du type du patrimoine. La fondation fait également partie de ces instances et d’ailleurs, elle n’est pas la seule.

La fondation a-t-elle un rôle à jouer dans ce cadre?

La fondation a pour rôle de gérer les collections pour le compte de l’Etat et les collections qui existent déjà. Bien évidemment, elle contribue à l’enrichissement des collections nationales par des acquisitions, des recherches ou des donations…

Après Faouzi Laatiris, Le Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain (MMVI) expose les œuvres d’Ahmed Cherkaoui. Un événement qui s’inscrit dans le cadre de la commémoration du cinquantenaire du décès de l’artiste.  Pouvez-vous nous donner un avant-goût de cette exposition?

L’exposition de Cherkaoui sera une occasion de présenter au public marocain, 50 ans après la disparition de cette figure de proue de la scène artistique marocaine, une véritable rétrospective sur son œuvre. Le commissaire de l’exposition a proposé un parcours, bien évidemment morcelé en plusieurs phases. Nous aurons l’occasion de découvrir cela la semaine prochaine ! Ce parcours met en lumière le travail d’Ahmed Cherkaoui du début jusqu’à la fin avec une documentation qui sera exposée pour la première fois, entre autres les carnets de l’artiste qui ont une dimension pédagogique remarquable.

Cette exposition rappelle que depuis 50 ans, les artistes marocains ont désiré la création d’un musée d’art au Maroc. Juste après la disparition d’Ahmed Cherkaoui, beaucoup d’artistes marocains avaient exprimé le souhait d’avoir un musée d’art qui reflète ce qu’a connu la scène marocaine jusqu’aux années 60.

Ce travail va se solder par la publication d’un ouvrage mettant en évidence des textes de référence publiés aux éditions «Chouf» avec Melihi durant les années 70.  Je fais référence aux textes de Khatibi, d’Edmond Amran El Maleh ou Toni Maraini. Mais il va y avoir également des textes de Fatima Zahra Lakrissa, commissaire de cette exposition, Ibrahim Alaoui et Michel Gauthier, un conservateur de musée qui viendra du Centre Pompidou et qui est un spécialiste de l’école de Paris. Ce dernier écrira un texte sur l’Ecole de Paris et sa relation avec Ahmed Cherkaoui. Il va y avoir aussi des témoignages des personnes qui ont connu Cherkaoui, notamment son épouse et Mohamed Melihi.

Qu’en est-il du travail de documentation du Musée?

Le musée n’est pas un Centre de documentation par excellence, c’est un musée ! Il constitue sa documentation et contribue lui-même à l’enrichissement de ses publications, en publiant à chaque exposition un catalogue. Nous sommes aujourd’hui à notre 8e catalogue depuis 2014. C’est énorme, juste à voir les conditions qui ont accompagné la création de ce musée, la qualité du travail et le nombre d’expositions organisées. Nous avons besoin d’une documentation spécialisée dans l’art moderne et contemporain. Il y a eu des tentatives auparavant mais qui sont restées timides. Il y a de la documentation sur la scène nationale. Plusieurs ouvrages ont été publiés dans le cadre de différentes manifestations artistiques. Or, regrouper cette documentation et y avoir accès relève des attributions de la Bibliothèque nationale. Toutefois, le musée peut aussi jouer ce rôle en tant que médiateur et facilitateur pour enrichir le débat sur l’art moderne et contemporain au Maroc.

A-t-on une vraie politique muséale au Maroc?

On ne peut répondre à une question pareille par la négative ou l’affirmative, car elle nécessite au préalable la naissance de la scène muséale au Maroc. Or, la scène nationale marocaine n’est pas homogène ; elle est stratifiée. Si nous faisons une lecture des réalisations des années 90, 60, 70 et 50, on peut dire que les musées étaient en période de fluctuation. En d’autres termes, il y avait des hauts et des bas. Il y a des moments où les musées étaient actifs, notamment pendant les années 40 parce qu’il y avait beaucoup de recherches faites par les missions au Maroc, qu’elles soient américaines, espagnoles, françaises. Leur travail a alimenté les musées de l’époque.

Il y a eu une trêve dans les années 60 et 70. Au cours de cette période, le travail consistait essentiellement à gérer ce qui existait. Durant les années 80, il y a eu des efforts portés sur les bâtiments, les monuments plutôt que sur les collections. Au cours des années 90, des efforts ont été déployés par le ministère de la Culture pour rénover la plupart des musées qui existaient à l’époque, entre autres des monuments historiques qui ne répondaient pas forcément aux normes muséologiques.

Je pense que la création de la fondation depuis 2011 est un tournant dans la mesure où depuis 2014, nous avons fait un véritable diagnostic des musées marocains. Nous avons évoqué pour la première fois, un projet scientifique et culturel pour la rénovation et la restauration d’un certain nombre de musées chaque musée. Au regard des réalisations des quatre dernières années, oui, nous pouvons dire qu’il y a une vraie politique muséale au Maroc.

Les 14 musées que la fondation gère, après la passation avec le Ministère de la Culture, sont en train d’être mis aux normes pour répondre à leurs fonctions de musée. Un musée doit jouer tous ses rôles pour mériter son appellation.

Propos recueillis par: Mohamed Nait Youssef

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