Frontières

Quelque chose comme une ligne en filigrane traverse les films des deux premières journées du festival de Marrakech. Le hasard de la programmation a fait que nous avons eu deux films de la sphère nord de la planète (Islande, Belgique) et deux films de la sphère sud (Birmanie, Iran). Dans les quatre films, il est question de passage, de traversée, de frontières.

Peut-être que la belle scène d’ouverture du film «The Road to Mandanay» est la figure cinématographique emblématique de ce paradigme de passage : on voit le personnage principal passer d’une rive du fleuve à une autre. D’un point de vue diégétique, il s’agit du sort de travailleurs clandestins qui passent de la Birmanie en Thaïlande. Le film iranien, «Parting», reprend cette image de la frontière physique  et géographique puisqu’ il traite de clandestins toujours mais cette  fois, ce sont des Afghans qui transitent par l’Iran et qui font cap vers l’Europe via la Turquie. Mais les frontières ne sont pas seulement physiques ; elles sont aussi une parabole de passage d’un état à un autre. La comédie belge sur le Roi Nicolas 2 en mission à Istanbul est aussi un film de frontières. Le roi est obligé de rentrer en urgence dans son pays, mais pour des raisons «cosmiques», les vols sont annulés. Il devient lui-même clandestin et traverse les Balkans pour rejoindre son pays. C’est aussi le passage d’un statut (celui de Roi) à un autre, celui d’un simple voyageur. Le film islandais aborde lui une autre traversée, plus psychologique, celle du passage de l’adolescence à l’âge adulte (le mot apparaît sur une affiche dans une chambre des enfants). Comment se constituer une identité (sexuelle et psychologique au premier degré) est la question centrale dans le film.  Le cinéaste met en avant les conditions sociales qui entravent tout épanouissement individuel : groupes sociaux compartimentés (les filles ; les garçons ; les adultes…), des familles déchirées ; un environnement délabré à l’image du cimetière des véhicules. Du coup, le passage d’un univers à un autre s’avère douloureux  et coûteux…On ne revient jamais indemne d’une traversée de frontières.

Un cinéaste lui transcende les frontières entre les arts…pour un cinéma total. Moment poétique, l’hommage dédié à feu Abbas Kiarostami avec une cerise sur le gâteau, son dernier film, «Take me home» où il donne la synthèse de son art avec un ballon (le «personnage» le mieux dirigé jusqu’à présent du festival) et un enfant. Abbas Kiarostami a forgé une identité esthétique empreinte de sa profonde culture, de son ancrage dans un riche héritage persan et de son ouverture sur le cinéma mondial. On le compare à juste raison avec Rossellini dont il est le digne successeur. Avec le père du néoréalisme, il partage en effet, cette passion de transformer un langage en art qui sonde la complexité humaine à travers un style dépouillé, mais où «chaque scène est débordante de beauté» comme le dit si bien Martin Scorsese. Un cinéma mettant en avant le regard, la captation des relations humaines dans leur quotidien simple mais profond. Un cinéma sans pratiquement de scénario (sauf celui de la vie), sans acteurs professionnels, sans stars et sans budgets exorbitants. La plasticité des images vient inciter la réflexion du spectateur ; se substituer au psychologisme mélodramatique. Il croit en effet à la collaboration du spectateur pour l’élaboration du sens. On trouve alors au centre de sa grammaire narrative, la question du temps : le temps à l’intérieur de l’œuvre et le temps pour le spectateur de se forger sa propre idée. L’une des figures marquantes de son style et le chemin en Z : une figure visuelle qu’il avait instaurée dans son chef d’œuvre Où est la maison de mon ami ? Pour aller d’un point à un autre, il n’y a pas de ligne droite mais un chemin en zigzag ; une signature devenue une figure artistique. Une manière de signifier que la vie est un long cheminement vers le sens, vers la vérité.

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