Par Aziz Rachidi*
Il peut sembler curieux qu’un philosophe tel que Jacques Derrida se préoccupe d’un sujet que le grand public trouve courant et banalisé dans nos pratiques quotidiennes tel que celui du mensonge. Armé de tout ses outils analytiques et intellectuels, il s’en empare pour penser ses différentes formes et ses retombées et approche son omniprésence dans les récits et les textes fondateurs du discours comme si nous étions en présence d’un sujet sérieux et autrement important.
Plus encore, Derrida est allé jusqu’à vouloir instituer une généalogie du mensonge et a choisi ce thème pour l’utiliser comme un moyen d’exposer sa philosophie de déconstruction qui l’a distingué parmi ses pairs comme l’un des philosophes modernes les plus critiques de la philosophie européenne, de l’ethnocentrisme et des dichotomies faciles. D’emblée, il met tout son projet philosophique sous le signe de la destruction constructive en affirmant que : « si la déconstruction est réellement destructrice, alors qu’elle détruise tous les anciens édifices informes ; pour reconstruire à nouveau».
Voilà pourquoi la recherche en matière d’histoire du mensonge est en même temps une recherche complètement légitime dans un domaine philosophique.
C’est peut-être là, sans doute, l’une des particularités qui a fait briller l’étoile de Derrida très haut dans l’histoire de la pensée contemporaine. Il a refusé de se confiner confortablement dans les grands sujets philosophiques préférant s’aventurer dans des zones d’ombre loin des lumières pour explorer d’autres lieux et marges meublés du non pensé et de l’oublié.
C’est comme s’il refaisait le procès du logos inauguré par Nietzsche avant lui. Parce que, en effet, si la philosophie dans son acception générale est un amour de la sagesse et une recherche constante de la vérité, elle ne peut aboutir à cette fin qu’en mettant à nu ses antithèses telles que l’illusion, l’imagination et le mythe, exactement comme elle le fait dans les dialogues socratiques ou dans l’allégorie de la caverne de Platon. Elle se doit d’examiner de près tout ce qui la nie et entrave sa quête ; la doxa et le dogmatisme qui voilent le vrai.
C’est qu’en effet les antonymes de la vérité sont multiples et peuvent prendre des milliers de visages. Évoluant dans un sable mouvant, le concept du mensonge est insaisissable. Comment donc peu-on faire l’histoire du mensonge ? Faudrait-il faire une histoire du concept ou du phénomène ? Et l’histoire du mensonge ne serait-elle pas un mensonge de l’histoire ? De façon générale, peut-on écrire une histoire du mensonge ?
L’on ne peut comprendre l’approche derridienne dans son essai d’étudier l’histoire du mensonge que dans le cadre de son projet de déconstruction associé à sa stratégie qui vise à analyser et déconstruire le centrisme de la raison européenne, en démolissant de façon générale la connaissance absolue à travers une généalogie de l’écriture et une reconstruction d’une nouvelle compréhension des significations du mensonge et les contextes qui le définissent dans les diverses cultures et même à l’intérieur de la même civilisation. Toutefois, et avant de suivre avec Derrida cette voie et voir de près ses avancées dans cette enquête généalogique par la méthode déconstructionniste pour retracer l’histoire de la genèse du mensonge en tant que concept, il est nécessaire de signaler que son projet n’est pas arrivé à terme à l’instar de ses autres travaux qui restent inachevées d’autant plus que l’histoire du mensonge donne à comprendre qu’il est plus une introduction ( prolégomène) à l’histoire du mensonge que le lecteur découvre sous forme de conférence tardives dans le parcours du philosophe. Le livre ne présente pas une vision précise ou exhaustive de ce que voulait signifier Derrida et cela montre qu’il n’est pas parvenu à être un projet accompli avec des traits et des concepts stables tout en sachant, toutefois, que la stabilité et la complétude sont contraires, en principe, aux intentions de Derrida dans l’ensemble de son œuvre qui aspirait à la déconstruction et la destruction pour reconstruire.
La première remarque qui s’impose en suivant avec Derrida ce travail de déconstruction est la question insistante de savoir si nous sommes en face d’un essai d’écriture de l’histoire du mensonge ou devant une fouille archéologique dans tout ce qui a été écrit sur le mensonge.
C’est que la plupart du contenu du livre se présente sous forme d’un exposé et questionnement de la littérature écrite sur le mensonge et nous pouvons en déduire une reconnaissance tacite de la similitude de ces conférences et ce qu’a écrit Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles, écrit en 1888 et publié une année plus tard, en 1889, surtout dans le texte intitulé « L’Histoire d’une erreur » qui relate l’histoire de la morale et de la religion et montre comment le vrai se transforme en un mythe et le véritable récit en un conte merveilleux . Dans ce texte, Nietzsche s’est évertué à détruire ce qu’on appelle le récit véridique et remet en cause son existence même. Nous pourrons ainsi dire que Dérida emboîte le pas à Nietzsche en utilisant le même « marteau ». En témoignent les dires même de Derrida : « Nous ne pouvons réduire l’histoire du mensonge à une quelconque histoire d’une erreur, et ce même si cette erreur touchait à la genèse de tout ce qui est vrai ou même l’histoire de la vérité, c’est-à-dire l’idée du monde vrai, était considérée comme erronée… » Il est vrai que , même en adoptant la méthode nietzschéenne , Derrida refuse de lire l’histoire du mensonge par le prisme d’une erreur.
Après cette mention de Nietzsche, Derrida nous renvoie à l’un des plus grands textes écrits sur le mensonge à savoir les deux lettres du Saint Augustin sur le mensonge et ses méfaits pour nous conduire vers Martin Heidegger en citant ses différents analyses de son concept de l’Être. C’est dans ce sens qu’il affirme : « il est vrai que l’axe du mensonge en lui-même n’a pas occupé une place importante aux phases finales de la pensée de Heidegger, comme par exemple dans ses analyse de l’Être et du Dasein, il n’en reste pas moins qu’il déclare que l’Être comporte en lui la possibilité de la tromperie et du mensonge ».
Sauf qu’à la fin de son livre histoire du mensonge, Derrida s’oppose à Heidegger en refusant le projet de l’optimisme permanent dans lequel il voit une entrave à son propre projet d’établir une histoire du mensonge qui exige des questions à caractère déconstructif loin de l’approche heideggérienne. Il convoque, au contraire, parmi les écrits sur le mensonge Jean jacques Rousseau qui a présenté une typologie exhaustive du mensonge, comme la tromperie, la tricherie ou la calomnie. Le concept rousseauiste du mensonge repose sur le critère de la nuisibilité : quant il ne porte préjudice ni à soi-même ni aux autres, il ne peut être considéré comme un mensonge, mais de simples fictions inoffensives. De même, lorsqu’on cache une vérité qu’on est pas obligé de dévoiler, on ne peut être traité de menteur. Sur ce point, Derrida est en accord avec Rousseau, mais sur ce point seulement car nous constatons qu’à mesure la lecture de livre progresse, de grandes divergences entre les deux penseurs se font jour.
Saisir les propos de Derrida dans l’Histoire du mensonge n’est pas chose aisée. Ce qui rend cette tâche encore plus ardue ce sont les dialogues qu’il établit à chaque instant aves les précédents travaux sur le mensonge. Dans ce cadre il nous conduit vers l’autrice de deux grands textes que sont Vérité et politique et Politique et mensonge, la philosophe allemande Hannah Arendt qu’il interroge tout au long des pages de son livre. Comment ne pas le faire alors que c’est elle qui attiré l’attention sur le fait que l’histoire du mensonge est meublé de plusieurs évolutions des pratiques mensongères qui ont constitué l’acte de mentir mais que cette histoire n’est devenue complète et définitive qu’à notre époque où nous pouvons parler du triomphe du mensonge.
En restituant ce travail d’Arendt, Derrida n’oublie pas mentionner que sa réflexion sur la politique liée au mensonge et à la vérité sont un prolongement et un écho de la recherche d’Alexandre Koyré intitulé La fonction politique du mensonge.
La tentative derridienne de déconstruire l’histoire du mensonge est partie d’un constat très important à savoir la distinction du mensonge en tant que concept et l’histoire en elle-même. Il dit et répète qu’ « il faudrait distinguer l’histoire du mensonge du son historicité …historicité pratique, sociale, politique, juridique, technique qui l’aurait transformé, voire marqué de ruptures à l’intérieur de notre tradition » .Il attire l’attention du lecteur en se demandant s’il est possible de « distinguer entre ces trois choses, à savoir 1) une histoire du concept de mensonge, 2) une histoire du mensonge, faite de tous les événements qui sont arrivés au mensonge ou par le mensonge, et, d’autre part, enfin, 3) une histoire vraie qui ordonne le récit de ces mensonges ou du mensonge en général ? Comment dissocier ou alterner ces trois tâches ?».
De l’histoire du mensonge au concept du mensonge
Les connaisseurs du livre Histoire du mensonge savent, sans doute, que tous les efforts de Derrida se concentraient sur le mensonge en tant que concept puisque le mensonge comme pratiques reste difficile à cerner à cause du relativisme culturel et la différence des expériences historiques. Ceci explique pourquoi Derrida commence par déconstruire le concept classique répandue du mensonge dans sa signification partagée pour la déconstruire et la reconstruire à nouveau en essayant de dépasser les dichotomies. Ainsi expose-t-il la théorie du mensonge chez Kant qui l’insère dans le monde éthique qui existe en lui-même et incite à la sincérité. Pour lui, « le contraire du mensonge n’est pas la vérité ni la réalité mais la sincérité et la véracité. Derrida s’appuie sur Kant pour construire sa théorie du mensonge. Le mensonge, selon lui aussi, n’est pas l’antithèse de la vérité puisque un individu peut ne pas dire la vérité sans être menteur. Mais Derida rebondit sur un problème hautement important chez Kant ; la sincérité absolue du discours. Il s’agit là d’un impératif catégorique que chaque humain doit respecter dans ses rapports à autrui, quelles que soient les conséquences de l’émission de la vérité. Kant insiste sur cet impératif parce que le mensonge ou les fausses promesses pervertissent la langue et rendent son usage impossible et portent atteinte à l’humanité des autres : il n’y a pas de langue qui ne se constitue pas à partir de la promesse sincère et qui ne soit pas fondée sur la sincérité.
Derrida trouve dans cette mention de la langue une entrée convenable pour réfléchir sur le concept kantien du mensonge considérant que la langue est d’un caractère déconstructionniste, un instrument polysémique par le biais duquel il devient possible de déconstruire le mensonge. Cela passe par l’étude des rapports entre les mots et les textes qui permet de comprendre la manière dont les sens et les concepts se sont constitués.
Toutefois, si ce point est une entrée privilégiée pour discuter le concept kantien du mensonge, Derrida ne tarde l’utiliser pour réfuter toute la conception éthique du mensonge du philosophe allemand. Il s’oppose à l’idée de l’impératif catégorique de dire la vérité arguant que la vérité est une valeur absolue indépendante des circonstances alors que le mensonge est un refus volontaire de dire la vérité pour nuire aux autres. Il fait ainsi introduire le facteur de l’intentionnalité de la tromperie alors que Kant considérait que le mensonge, en toutes circonstances, intentionnel ou no, nuit aux autres et même quand il ne porte préjudice à une seule personne, il nuit à l’humanité toute entière et on ne peut donc jamais le justifier. Mais ici le plus important demeure l’idée du pouvoir de la vérité sur laquelle s’arrête Derrida en soulignât que la vérité ou l’Être ne sont qu’une construction qui compense l’échec de la quête du sens et de l’impossibilité de lier la métaphysique à la sincérité. Peut être cette liaison rendra-telle le mensonge susceptible d’être déconstruit à l’instar des autres structures fondées sur le logos et les dichotomies
*Doctorant-chercheur en philosophie politique