La vie rétrécit ou grandit selon le courage que l’on a.
ANAÏS NIN
La sonnerie du téléphone fait sursauter la femme qui somnolait paisiblement dans la pénombre du salon … Cet appareil miraculeux, que le génie de l’homme a su inventer pour communiquer à distance, a toujours effrayé la femme qui somnolait paisiblement dans la pénombre du salon en cet après-midi caniculaire. Elle dit qu’il n’apporte que les mauvaises nouvelles et n’augure rien de bon… Elle se lève avec lassitude espérant que cette sonnerie assourdissante cessera pour rendre au salon son silence paisible. Voyant que le maudit retentissement s’entête à transpercer la quiétude des lieux et à la déranger dans sa sieste délicieuse, la femme se décide enfin à prendre le combiné : « Allô ! Qui est à l’appareil ? » Elle entend à peine la voix lointaine de sa fille qui lui annonce qu’elle rentre demain, par avion, et qu’il faudra l’attendre à l’aéroport à seize heures.
«- Qu’est ce qu’il y a, ma fille ? ça va ?
-Nous parlerons demain. Au revoir maman.
-Allô ! Allô ! Radia, tu m’entends ? Réponds ma fille, réponds ! Allô
! Allô ! …»
Rien. Plus un son ne sort du maudit appareil. Il est devenu aussi sourd qu’un trou sans fin. Un silence angoissant tombe sur la mère et lui fait atrocement mal. Son cœur se serre dans sa poitrine. Elle s’affale dans le fauteuil en soupirant. Ce retour impromptu de sa fille est aussi étrange qu’effrayant. Normalement, elle les informait bien à l’avance de son arrivée et toute la famille l’attendait avec
impatience. Ses frères et sœurs ne parlaient que des belles choses qu’elle leur apporterait de Belgique et tout le monde voulait aller à sa rencontre à l’aéroport… Non, cette fois, c’est différent, c’est anomal. Cela fait maintenant dix ans qu’elle est à l’étranger et n’a jamais annoncé son retour de cette façon, jamais ! C’est sûr, il lui est arrivé quelque chose de grave… Des centaines de questions torturent la pauvre femme qui somnolait paisiblement dans la pénombre du salon. Des centaines de questions matraquent la tête de cette mère qui ne trouve aucune réponse convaincante et rassurante qui pourrait apaiser son inquiétude et effacer son angoisse. Quelles vicissitudes lui cache demain ? Ne trouvant que les prières, la mère demande à Dieu, la voix étouffée par les pleurs, de protéger sa fille de tout malheur. Elle regarde l’horloge nonchalante du salon et se demande si elle aura la force et le courage d’attendre. Comme demain sera long à venir et comme la nuit sera éternelle ! … Elle
prend sa tête dans ses mains et pleure…
Le père de Radia, gardien du parc municipal de la ville, ne différait en rien des petites gens de la plèbe: Il n’avait rien ! Sa profession était loin de surveiller le parc de la municipalité et faire fuir les
voleurs. Au contraire, sa tâche était d’ouvrir le grand portail aux voleurs bien habillés, élégamment cravatés, impeccablement rasés, indiscrètement parfumés, conduisant de belles voitures en parlant
constamment dans leurs portables en couleurs. S’ils volaient les biens des contribuables en plein jour, sans peur et sans remords, ce n’était nullement par gloutonnerie ou goinfrerie, non ! Ils voulaient tout
simplement récupérer ce qu’ils avaient donné aux votants durant leur campagne électorale ! Le gardien du parc municipal était, chaque jour que dieu fait, témoin oculaire incapable de dénoncer les magouilles que les magouilleurs municipaux magouillaient en toute impudence : S’il avait ouvert le bec, il se serait retrouvé dans la rue avec une simple signature du président du conseil municipal qui n’était en réalité que le chef de la bande des magouilleurs. La devise du gardien du parc municipal était « Embrasse la main que tu ne peux mordre ! Ce souk est trop grand pour toi. Pense à tes enfants et entre au souk de ta tête ! »
Le père de Radia n’avait rien et pourtant il faisait un enfant à sa femme tous les ans. Elle était tout le temps enceinte. Quelle est cette raison énigmatique qui pousse les pauvres à procréer comme des lapins ?… Radia était la première à venir égayer la baraque de Si Ali. Ses frères et sœurs ne tardèrent pas à venir participer gaiement à la cacophonie du bidonville, la bouche grande ouverte, réclamant bruyamment leur pitance comme une nichée impossible à rassasier… Si Ali Appela sa fille « Radia » pour qu’elle accepte son sort avec résignation et soumission sans protestation aucune… Radia poussa tant bien que mal entre la baraque, l’école du Makhzen, la fontaine publique, le jardin municipal et le four traditionnel : Quand il pleut, elle aime attendre son pain dans la tiédeur bienfaisante du four public. Quand la première hirondelle fait le printemps, elle adore aller jouer avec les filles du quartier dans le jardin de la municipalité et mettre beaucoup de petites fleurs dans les cheveux. Le soir, elle rentre avec un bouquet de fleurs jaunes, mauve, rouges, et roses qu’elle met dans une bouteille en plastique pleine d’eau. Sa mère la taquine en riant : « – Qu’est ce qui te manque Ô toi qui es nu? – Une bague, mon seigneur ! » Quand il faut aller à l’école, elle va à l’école. En classe, elle est polie, silencieuse, sérieuse et un peu timide. Elle travaille assez bien et rêve de devenir maîtresse comme sa maîtresse. Par contre, elle déteste aller à la fontaine publique ; la corvée de l’eau l’exaspère et les plaisanteries stupides, ridicules et mal placées des garçons du bidonville l’irritent et la mettent mal à l’aise. Ces apprentis dragueurs la suivent de la baraque à la fontaine et de la fontaine à la baraque en chantant : «Radia ya al Mardiya, Rdit bik, ma Rditi biya !» (Radia la Bénie, je t’ai acceptée, tu n’as pas voulu de moi !) (A SUIVRE…)
Mostafa Houmir