Par Nouha Boudguig(*)
Analyser un évènement en cours est généralement une entreprise risquée surtout en temps de crise. C’est d’autant plus vrai en temps de pandémie tant les circonstances que nous vivons sont inédites. L’expansion rapide du virus a bousculé toutes les vies humaines et contrarié les plans de bon nombre de secteurs économiques.
Le caractère général de la pandémie et la similitude des actions prises par la quasi-majorité des gouvernements du monde, nous amène parfois à penser que nous sommes tous touchés par la pandémie de la même façon.Pourtant on y voyant de plus près, on se rend vite compte des disparités entre les confinés. Et cette observation n’a rien d’exceptionnel. Elle met simplement en relief les divisions préexistantes qui traversent toute société et réparti les individus en fonction de chaque classe sociale. Nous aimerions pourtant penser que certains évènements exceptionnels transcendent ce genre de barrières en créant un seul bloc humain de souffrance et de compassion. La vérité est malheureusement bien plus complexe.
Le confinement est une réalité pour tous mais il est loin d’être vécu de la même façon par tout le monde. Et le Maroc ne fait pas exception. Une enquête du Haut-Commissariat au Plan (HCP) donne des indices sur cet écart entre les différentes couches sociales. Sans surprise, ce sont les populations les plus défavorisées du pays qui sont les plus touchées par le confinement. Ainsi, 34 % des ménages qui affirment n’avoir perçu aucun revenu depuis le début du confinement, 44% d’entre eux appartiennent à ce que le HCP appelle les ménages pauvres. Toujours selon la même enquête, un ménage sur cinq a reçu une aide de l’Etat soit via le RAMED ou la CNSS. Un autre point important de disparité entre les ménages concerne l’accès des élèves à l’éducation à distance. Le HCP rapporte que les enfants de la moitié des ménages évoquent une difficulté à suivre les cours par manque de canaux d’accès à distance. Cette tendance est plus élevée chez les ménages ruraux et les ménages pauvres. Le confinement est donc vécu différemment selon la classe sociale ou encore la distinction zone rurale/urbaine.
Que les conséquences du coronavirus soient vécues différemment dans un pays avec des inégalités aussi marquées, n’est pas choquant. Néanmoins,le confinement à deux vitesses n’est pas spécifique aux pays comme le Maroc. En Italie et en Espagne, deux pays lourdement touchés par la pandémie, la prise de conscience de cette injustice a été exprimée en une phrase taguée en espagnol ou italien : « La romantisation de la quarantaine est un privilège de classe ». Cette image qui a fait depuis le tour de web est une réponse à l’attitude naïve d’une partie de la population privilégiée qui a vu dans le confinement une chance plutôt qu’une réponse sanitaire nécessaire face à virus. Pendant que certains se battaient en première ligne face à un ennemi tenace d’autres ont vu dans l’obligation de rester chez eux une aubaine, une pause dans des vies intrépides, l’occasion de lire ou d’apprendre une nouvelle langue.En France, la publication du journal de confinement par Le Monde de l’auteure franco-marocaine Leila Slimani a choqué de nombreux français. Elle y décrit son confinement dans sa résidence secondaire à la campagne. Un confinement doux, paisible et confortable qui dénote avec l’expérience du confinement d’une grande partie de ses compatriotes. Beaucoup se sont indignés de voir que l’expérience de confinement mise en avant dans l’un des plus grands quotidiens français est celui des nantis. Ce qui est tolérable voire même apprécié en temps normal devient insupportable en temps de crise.
Il n’y a aucun mal à vouloir profiter du confinement pour lire ou regarder des films mais l’injonction de plusieurs personnalités à rester chez soin pour à se cultiver (souvent assortie d’une liste de lecture et quelques films) n’en reste pas moins injuste pour tous ceux pour qui confinement rime avec incertitude voire danger. On s’accorde tous à dire que nos priorités ont été bousculées, mais elles n’ont jamais été les mêmes. Chacun souffre, certes, mais proportionnellement à son compte en banque. En réalité, le seul fait de parler de chez soi est un privilège quand on pense aux personnes à la rue ou à celles vivant dans des logements insalubres. Parfois ce n’est pas le chez soi qui pose problèmes mais les personnes qui y sont présentes. La Fédération des ligues des droits des femmes a partagé des chiffres alarmants concernant des appels reçus à travers le royaume : 355 femmes victimes de violences ont appelé l’ONG entre le 16 mars et le 15 mai (source : MAP ). Il y a enfin toutes celles et ceux qui ne sont tout simplement pas confinés et continuent à travailler en s’exposant au virus. On pense aux médecins et infirmiers évidemment mais également tous ces métiers dévalorisés et méprisés que sont les métiers de caissiers, facteurs, livreur, agent d’entretien, éboueurs… A ce propos, on peut voir dans une vidéo émouvante postée par le site Hespress des infirmières de l’hôpital Mohammed 6 de Tanger faisant part de la difficulté de leur travail depuis le début de la pandémie et en particulier en plein ramadan. Elles font partie de la catégorie de personnes n’ayant pas le choix et dont l’effort est déterminant pour l’issue de la pandémie.
L’accent a été mis depuis le début de la pandémie sur la solidarité et la responsabilité des citoyens. Le partage de valeurs fortes est devenu ainsi un enjeu sanitaire déterminant pour endiguer le virus. Le confinement est une obligation mais également un effort consenti de la part de chaque citoyen. Avec tout ceci à l’esprit, l’irritation grandissante de ceux qui subissent de plein fouet l’impact économique du confinement est compréhensible. La réaction épidermique face au privilège d’une poignée de joyeux-confinées découle d’une conscience de classe chez de nombreux confinés plutôt bien placée. C’est la prise de conscience que les inégalités sociales sont antérieures au coronavirus et qu’elles seront exacerbées par ce dernier. Sommes-nous alors « tous ensemble » dans ces moments difficiles ? La réponse risque de varier selon l’interlocuteur. Espérons simplement que nous serons tous ensemble pour l’après coronavirus.
(*) Spécialiste en protection des droits fondamentaux et libertés
Université de Franche-Comté