El Mostafa Bouignane s’est lancé à corps perdu

« La Demoiselle d’Ahermoumou »

Par Youssef Saïdi, écrivain

El Mostafa Bouignane dédicace « La Demoiselle d’Ahermoumou » à feu Jean-Pierre Koffel * , en souvenir d’une communion de pensée et d’une amitié de longues années, espérant par là aussi acquitter une dette intellectuelle, si tant est qu’il soit possible d’acquitter pareille dette par la dédicace d’un roman, envers celui qui a nourri en partie les racines de sa carrière d’écrivain qu’il est aujourd’hui.

Il semblerait que ce soit  dans ce dernier roman qu’El Mostafa Bouignane a exprimé le meilleur de lui-même ; que son style s’est le plus éloigné des formules en vogue ; que sa vision du roman s’est affirmée et que ses facultés créatrices se sont le mieux révélées. Si le fait divers semble être le plus prisé parmi les topoï littéraires de l’auteur, dans « La Demoiselle d’Ahermoumou », le coup d’État de 1971 lui sert de socle pour ériger une trame d’une moralité douloureuse, où l’action est conduite dans un contexte politique d’une société en pleine mutation. Plus d’une femme serait tentée de se reconnaître dans une héroïne habilement resserrée dans les mailles d’un portrait éclatant de franchise. Pas l’ombre d’un voile adoucissant ni l’ombre d’une demie mesure. Le langage lui-même est savamment émaillé d’édifiantes trivialités, un langage qui conserve fort bien sa pertinence contemporaine, bien que les faits où il est ancré datent d’il y a un demi-siècle.

Ils sont rares aujourd’hui ces romans où l’on rencontre son frère en faiblesse ou en puissance, en échec ou en réussite, un autre soi-même vivant de la même vie que l’on vit ou que l’on a vécue. Plus rares encore ceux qui risquent  leur plume hors des sentiers battus entretenus par une critique fantoche, sans espoir de prébende que l’illusion morbide de prendre part à l’action littéraire ou celui de faire contracter à un auteur en mal d’affirmation une dette de reconnaissance. El Mostafa Bouignane n’écrit pas pour répandre des idées, il n’écrit pas pour rappeler sa constante présence littéraire, ni pour satisfaire l’attente des lecteurs, cette piètre perspective qui ne donne lieu qu’à des clics secs d’armes chargées à vide; loin s’en faut que de telles motivations président à l’élaboration de ses trames.

Dès le début, le lecteur est confronté à un personnage brut de décoffrage, déclarant être une prostituée prénommée Aïcha, répondant également au nom de Nadia. En ces deux phrases lapidaires « Je suis une prostituée et je m’appelle Aïcha. Mais la nuit, je me fais appeler Nadia », le lecteur est subjugué par le charme d’une progression narrative immédiate et une implication symbolique de cette nuit que l’on retrouve, entre autres, dans « Le crépuscule du soir » de Charles Baudelaire :

« Voici le soir charmant, ami du criminel ;

Il vient comme un complice, à pas de loup ; le ciel

Se ferme lentement comme une grande alcôve,

Et l’homme impatient se change en bête fauve. »

Cette nuit qui enveloppe tout le roman est aussi pour Nadia l’expression d’un désir de s’éloigner de sa réalité quotidienne ou de se libérer du joug des contraintes morales et sociales. Si le roman s’ouvre sur Nadia déclarant être une prostituée, un esprit prévenu doit cependant accueillir l’épithète avec précaution, car Nadia n’est pas prostituée au sens commun du terme, mais plutôt selon un prisme moral qui juge la liberté individuelle. L’auteur n’a pas l’intention de nous entraîner dans la monographie d’une prostituée, mais plutôt de nous convier à une réflexion sur la dichotomie entre l’expérience vécue et la rigidité des normes qui répriment les manifestations naturelles de la liberté et de la sexualité.

Nadia ne va pas sacrifier sa dignité à des fins lucratives, elle ne va pas davantage prendre sa revanche sur le carcan qu’elle avait porté dans le bercail, c’est une jeune fille déterminée à une vie dissolue par l’enchaînement des causes, elle se trouve prise dans le vortex des déboires avec une âme consumée de fureurs passionnées, et qui se montre dès le début immergée dans la nostalgie d’un passé paisible et un désir ardent d’une vie différente. L’adversité a brisé ses ambitions, chaque tremplin qu’elle avise se dérobe sous ses pieds, chaque rai de bonheur ne filtre de dessous la porte de son enfermement que pour obliquer sans autre forme de procès. Tout, enfin, semble aller pour elle dans le pire des mondes possibles ! C’est Phèdre dans une certaine mesure qui gémit : « Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire », c’est Tess d’Urberville aux prises avec les injustices de la vie, c’est un peu le sort d’Anna Karenine en ce que son amour interdit se solde par une tragédie ; elle tient aussi de Fantine dans « Les Misérables », réduite à la prostitution pour finir misérable ; c’est aussi Blanche Dubois dans « Un tramway nommé désir » de Tennessee Williams, une Blanche fragile et désemparée, qui lutte pour conserver sa dignité.

La prostitution dans « La Demoiselle d’Ahermoumou » n’est pas un choix délibéré, elle est plutôt le résultat de circonstances inexorables, Nadia y étant conduite par des forces extérieures, des courants invisibles de désespoir et de nécessité, vers une existence marquée par la complexité morale et la lutte pour la survie. Si l’auteur nous laisse entendre que la lecture l’a sauvée, il ne sous-entend pas qu’elle l’a préservée de la déchéance absolue. Au contraire, elle l’a nourrie d’une force intérieure qui permet de supporter patiemment les aléas de la vie, car il existe des afflictions dont on ne guérit pas, mais qu’on apprend à apprivoiser. La lecture a été pour elle un refuge où elle a trouvé non pas une évasion illusoire, mais une compagnie précieuse dans la contemplation et la compréhension. Ainsi, elle lui a permis de transcender la souffrance en intégrant pleinement sa réalité, trouvant dans les mots et les récits une forme de sagesse qui apaise et éclaire.

Ce n’est pas une sinécure que de tisser une toile complexe de manipulation, de trahison et d’abus à même d’acculer Nadia dans une spirale de difficultés et de désespoir. Le roman d’El Mostafa Bouignane est une véritable galerie de lieux où Nadia a été par chacun marquée au fer rouge, où chaque fait était une épine de plus plantée dans son être de plus en plus fragile, jusqu’à ce que, n’en pouvant plus et mortifiée par les revers incessants, elle se demande qui elle est.

Par la solidité de sa composition, la sobriété de son style, la courbe gracieusement ourlée de ses phrases et, surtout, par la pensée qui l’anime, par sa forte teneur en substance humaine, ce roman tombe dru dans les eaux stagnantes de notre littérature actuelle, à quelques romans près au sujet desquels je rendrai bientôt mes impressions.

Flaubert faisait remarquer à Louise Colet : « Tu as bien l’amour de l’Art mais tu n’en pas la religion ». Je crois que dans La Demoiselle d’Ahermoumou, El Mostafa Bouignane a de l’Art et l’amour et la religion.

  • Jean-Pierre Koffel, écrivain français né et vivant au Maroc jusqu’à son décès en 2011, a dirigé des associations littéraires et contribué à plusieurs journaux, notamment à Al bayane où il dirigeait une page culturelle intitulée ‘Création’. Ses romans ont enrichi la littérature marocaine.
Top