Entre « fait plastique » et « fait textuel »

Calligraphie et Lettrisme

Par Azdine Hachimi Idrissi, critique d’art

Actuellement deux importantes expositions se tiennent à Marrakech avec les artistes Abdallah El Hariri (Mon histoire) et Noureddine Daifallah (Terre d’écritures). Leurs œuvres sont nourries, entre autres, du système graphique de la langue arabe. C’est une occasion intéressante pour revenir sur cette distinction entre la «calligraphie» (لخط) et le «lettrisme» ( الحرفية).

Le calligraphe scriptor

Aussi bien le « calligraphe » (الخطاط) que l’artiste « lettriste » (الفنان الحروفي ) travaille sur le potentiel esthétique du système d’écriture arabe. Mais leur équation créative respective ne sont pas similaires, même si elles peuvent se croiser. Le lettriste « isole » la lettre et travaille sur sa portée esthétique en tant que signe.  

Le calligraphe travaille sur un énoncé, une phrase, une formule, un fragment de texte…En somme il travaille sur des mots. Il les « enveloppe » ou les « transfigure » à travers une « belle écriture ». La calligraphie s’inscrit dans l’art et sa définition la plus courante est « l’art de la belle écriture ». Elle magnifie avec élégance les signes du système graphique. 

Le calligraphe explore, selon son talent, la beauté des signes pour « embellir » un texte, des micro-textes ou des énoncés à connotation, entre autres, spirituelle ou sacrée. Mais il reste fondamentalement dans l’équation « écriture ». 

 De ce fait, et parce que « toute écriture est transmission d’un message », le calligraphe (scriptor) s’inscrit dans cette finalité. Face à une calligraphie on LIT. On cherche le « signifié » derrière la forme luxuriante et même fastueuse de la séquence écrite (le signifiant). Le calligraphe évolue dans l’univers du langage, de la parole, du discours.

La dimension « sacrée » de la calligraphie arabe 

Par comparaison avec les autres types de calligraphies, même les plus recherchées ( comme par exemple les asiatiques) la calligraphie arabe a une dimension particulière. La langue arabe étant celle de la Révélation du Coran.  

Une «expression calligraphique-artistique » rare, associant  » esthétique graphique »… « attitude de « contemplation « … et « hommage au divin ». Dimension spirituelle mais aussi dimension artistique d’ornementation. Les lieux du culte de l’islam en témoignent avec leurs déclinaisons calligraphiques qui favorisent la méditation spirituelle.  

Au-delà des textes sacrées, il faut rappeler que l’histoire témoigne, également, que la calligraphie confère une valeur ajoutée d’ influence ou de rayonnement…aux manuscrits émanant des centres de décision ou des gouvernants et cela dans toutes les cultures.

 L’artiste plasticien lettriste

Se distinguant du calligraphe, « l’artiste lettriste »… ou plus précisément « l’artiste plasticien lettriste»… travaille sur la charge esthétique de la « lettre arabe isolée ».   

 Il n’est pas dans l « l’écriture d’un énoncé ». 

Pour lui, la lettre renvoie à elle-même. Un signe visuel qui fait l’objet d’une recherche fondamentalement artistique. Il ne cherche pas à restituer un sens à travers une « belle écriture ». Il est créateur moderne ou contemporain, qui tient à la liberté dans ses prospections esthétiques.

Le calligraphe reste lié à des règles et techniques plongeant leurs racines dans la nuit des temps. Des règles contraignantes qui demandent souvent un passage initiatique auprès d’un maitre.  

Mais cela ne veut pas dire que le domaine de la calligraphie est resté figé. Ses techniques se sont aussi nourries de modernité, mais la finalité ne varie pas: « écriture » et « transmission d’un message ».

L’artiste plasticien lettriste intègre « la lettre » en tant qu’élément constitutif d’une composition abstraite. Elle est adossée également à une recherche chromatique. Bien sûr le travail sur les couleurs, la lumière et les formes – préoccupations majeures de l’artiste plasticien – ne concerne pas nécessairement le calligraphe.

Le « fait plastique » et le « fait textuel »

On peut dire que l’artiste plasticien lettriste est dans le « fait plastique » pur et que le calligraphe est dans le « fait textuel, discursif ou énonciatif » et cela même si ses prouesses esthétiques peuvent être remarquables.

Pour l’artiste plasticien lettriste, la lettre arabe, la lettre amazigh, la lettre latine…et autres signes… le référent maghrébin, le référent oriental, le référent africain… peuvent cohabiter harmonieusement. Ils peuvent générer une modernité plastique.  

Pour conclure cet écrit non exhaustif, il faut rappeler que le lettrisme ( Al Houroufya) a connu ses lettres de noblesse, au siècle dernier, avec l’école irakienne, pionnière qui l’ a théorisé a travers le concept d’ «Unidimensionnalité» (البعد الوحيد ) ( Al Bua’d Al wahid »). Une des figures majeures de ce mouvement est l’artiste irakien  » Shakira Hassan Al Saïd » 

Toutefois le lettrisme, n’est pas l’exclusive des artistes de l’orient. C’est un mouvement « spontané » qui a interpellé tous les artistes du monde arabe : Maroc, Tunisie, Egypte, Liban, Jordanie, Irak,… La lettre en tant que signe visuel autonome a ouvert le champ à des expériences plastiques remarquables qui ont intéressé les artistes occidentaux.

L’avènement du lettrisme – qui a brillamment exploré l’abstraction – était aussi une manière de répondre à l’influence artistique de l’occident et aussi de revisiter en « actualisant » l’héritage culturel. 

Enfin, il faut souligner que le mouvement lettriste lié au système graphique arabe, n’est pas dans la même logique que le « mouvement lettriste » fondé en 1945 par Isidore Isou Goldstein.

Il a théorisé l’idée que les mots ne sont pas importants et que seul compte la lettre. Cette vision a été exploitée en poésie, en jouant sur les lettres qui ont à la fois une dimension visuelle et une dimension sonore.  

Il en a résulté des séances de « lectures » improbables et singulières de suites de sons. Par la suite ce mouvement s’est intéressé aux arts plastiques mais s’est dispersé dans des considérations théoriques complexes. 

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