Entretien avec Mohamed Mammad, directeur de la chaîne amazighe
«Le Sud-Est est un formidable potentiel pour le développement de l’industrie cinématographique nationale et internationale»
Propos recueillis par Moha Moukhlis
Présentez-vous brièvement à nos lecteurs d’Albayane.
Mohamed Mammad : Je suis originaire d’Er-Rachidia, natif plus précisément d’un petit village situé à 17 km de la ville de Goulmima et qui porte le nom de Tadighoust. Une oasis où j’ai effectué mes études primaires. J’ai poursuivi une partie de mes études, secondaires et universitaires, entre les villes de Goulmima, Rabat et Casablanca. L’essentiel de ma carrière a été réalisé à la chaîne de télévision 2M. D’abord en tant que journaliste et chef d’édition, ensuite en qualité de directeur en charge des journaux télévisés et des magazines d’informations arabophones et francophones. Au début de l’année 2010 j’ai pris en charge le projet du Portail 2M.tv à la demande de M. N Sail directeur général de SOREAD 2M à l’époque. Par la suite, j’ai totalement bifurqué vers autre chose en devenant directeur des ressources humaines, après avoir obtenu au passage, un Master en GRH. Après avoir passé trois années à la tête de cette direction, toujours à 2M, j’ai opéré un autre virage, mais cette fois ci, vers la gestion des contenus (retour aux premiers amours oblige) en tant que directeur des programmes et des relations internationales. En 2009 je fus nommé Directeur Central en charge des chaînes Amazighes Radio et TV à la SNRT.
En ce qui concerne ma formation universitaire, en plus du diplôme en journalisme obtenu en 1988 à l’Institut Supérieur du Journalisme de Rabat(ISJ), j’ai également suivi des études supérieures à lSCAE, option gestion des entreprises, et enfin des études en 2017 pour l’obtention d’un Master en matière de production des contenus numériques à l’ISIC.
Quel bilan dressez-vous, en tant que responsable des programmes de l’amazighe à la SNRT, de la présence de l’amazighe (langue, culture et identité), au sein du paysage audiovisuel national?
Avant de répondre à votre question il me semble très important de rappeler le contexte dans lequel cette chaîne a vu le jour. En 2010, je peux aujourd’hui affirmer, sans risque d’être contredit, que le projet a été quasiment créé ex-niilo, à partir de presque rien. En dehors des équipements techniques et technologiques, qui furent pour l’époque, il faut bien le rappeler et le souligner, à la pointe de technologie, les conditions qui devaient permettre à cette chaîne de démarrer dans des conditions, disons normales, n’étaient pas réunies, et ce pour des raisons tout à fait objectives indépendantes de la volonté même des responsables de la SNRT. Et ce n’étaient pas faute d’avoir tout entrepris de la part des promoteurs du projet, en l’occurrence la SNRT sous la direction de M Laarichi, puisqu’il a fallu lancer cette chaîne dans un environnement très peu favorable. Quelques exemples pour illustrer le propos : absence d’un marché des programmes digne de ce nom, inexistence ou presque de ressources humaines qualifiées et en quantités suffisantes pour pouvoir fournir en programmes et de manière continue une chaîne généraliste en langue amazighe avec toutes les contraintes logistiques et linguistiques que cela suppose. Il a donc fallu soit carrément surseoir à la mise en œuvre du projet en attendant que les conditions soient plus favorables soit se lancer la tête baissée dans cette aventure en empruntant parfois quelques chemins de traverse. Nous avions choisi la seconde option à nos risques et périls.
Chaîne généraliste et de proximité, Tamazight fut officiellement lancée par la Société Nationale de Radio et de Télévision (SNRT) le 1er mars 2010, avec pour objectif premier la promotion, par tous les moyens et supports possibles, la langue et de la culture amazigh. Sa création fut, à tout point de vue, une première dans le paysage audiovisuel marocain. Son avènement s’inscrivit, en effet, dans la dynamique des grandes mutations que le Maroc a vécues au cours de la décennie précédente. Mutations multisectorielles qui ont porté, entre autres, sur la question centrale de la gestion de la diversité culturelle abordée notamment par le Discours fondateur prononcé par SM Le Roi Mohamed VI à Ajdir, le 17 octobre 2001, à Khénifra.
Un Discours qui donna le coup d’envoi à une série de réalisations visant toutes à redonner à la culture et à la langue amazighes toute la place qui devrait être la leur sur la scène culturelle nationale. En témoignent, notamment, la mise en place de l’Institut Royal de la Culture Amazigh (IRCAM), suivie par l’introduction des émissions en langue Amazighe dans les grilles des programmes des chaînes de télévisions et stations radio publiques, la création de la chaîne Tamazight et enfin l’officialisation de Tamazighte en tant que langue nationale par la nouvelle Constitution adoptée en 2011.
La genèse de ce projet fut en soi, ponctuée des hauts et de bas. Au départ, l’idée même d’une chaîne de télévision en langue Amazighe fut perçue par certains acteurs de la société civile et intellectuels amazighes totalement irréalisable. D’aucuns estimaient, en effet, que la création d’une chaîne de télévision en langue amazigh risquait de ‘’ guétoiser’’ la langue et la culture amazighes, en ce sens que le public qui allait avoir accès à ses programmes allait être forcément, « numériquement très limité » et, par conséquent, le résultat allait être en totale contradiction avec les objectifs escomptés, à savoir, la promotion et le rayonnement de la culture et de la langue amazighes. D’autres, par contre, soutenaient la thèse opposée et défendaient bec et ongles la mise en œuvre de ce projet dont ils voyaient l’un des moyens les plus à même d’ouvrir de formidables perspectives devant cette langue et cette culture, notamment par le truchement des médias audiovisuels.
Quelles sont les actions novatrices que vous avez initiées dans ce domaine?
Dix années se sont écoulées depuis le lancement officiel de la chaîne Tamazighe, le 4 mars 2010, peut-on considérer aujourd’hui que les objectifs qui lui ont été initialement assignés ont été réalisés?
Interrogation tout à fait d’actualité et parfaitement légitime. Dix années se sont écoulées déjà depuis sa création. Son «bilan», est, sans conteste, très positif dans la mesure où cette chaîne a pu, en un laps de temps relativement court, trouver toute la place qui devait être la sienne dans un environnement particulièrement difficile et surtout fortement concurrentiel. Elle a réussi à se forger une identité qui lui est propre et apporter des réponses aux différentes attentes d’un public aussi disparate, composite et multilingue. Elle a pu également offrir à ses téléspectateurs, partout où ils se trouvent, des grilles de programmes sans cesse renouvelées et en parfaite adéquation avec leurs attentes. Cette chaîne, au positionnement quelque peu atypique, constitue, à l’évidence, la véritable synthèse de ce que l’on pourrait qualifier, à juste titre, d’identité marocaine dans toute sa diversité arabo musulmane, amazighe, africaine, hassani, hébraïque, andalouse méditerranéenne et africaine.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le slogan retenu, au moment de son lancement, fut volontairement fédérateur et transversal : « une chaîne pour tous les marocains » « تمازيغت قناة لكل المغاربة ». C’en est une, en effet puisque, outre les trois composantes de la langue amazighe dans lesquelles elle allait diffuser ses programmes, elle a en même temps fait le choix, totalement assumé, de sous-titrer une partie de ses programmes en langue arabe. Une réponse concrète à une revendication fondamentale de l’ensemble des marocains, à savoir, l’identité marocaine est forcément multiple et ses ramifications nécessairement diverses et variées.
Ce concept de chaîne se devait d’accompagner les transformations tous azimuts que le Maroc était en train de vivre dans tous les domaines : expliquer, expliciter et rendre compte aux téléspectateurs du bien -fondé, de la pertinence et de la justesse des choix opérés par notre pays dans tous les domaines : politique économique, social culturel et artistique. Mais également pointer, mettre en perspective et analyser, en toute objectivité, le pourquoi et le comment de tous les dysfonctionnements qui rongent notre société et qui l’empêche de prendre réellement son envol. Une mission qui porte un nom : le service public.
Après avoir accompagné les principaux événements que notre pays a vécu ces huit dernières années, Tamazight se trouve aujourd’hui à un tournant décisif de son histoire. Les dirigeants de la SNRT pour lesquels le développement de cette entité a toujours été un chantier stratégique, ont décidé de moderniser les structures de cette chaîne en procédant au renouvellement de ses infrastructures techniques et technologique (passage à la technologie HD notamment), en adoptant le mode de diffusion multipiste, en passant très prochainement à la diffusion de ses programmes 24h sur 24h, et enfin en procédant au relefting de son habillage pour le rendre, à la fois visuellement plus attractif mais également en phase avec les mutations qu’elle est en train de vivre.
Profondes transformations qui vont permettre à Tamazight d’élargir son audience tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Maroc. Elle accordera une attention toute particulière aux communautés marocaines vivant à l’étranger à travers des programmes spécifiques qui aborderont toutes les thématiques qui les préoccupent dans leurs pays d’accueil respectifs mais également en les informant de façon objective et exhaustive sur les principaux événements qui se produisent dans leur pays d’origine en l’occurrence le Maroc. Ainsi nous contribuerons au raffermissement des liens entre les Marocains du Monde (toutes générations confondues) et leur pays d’origine.
Fort de son positionnement en tant que chaîne publique généraliste et de proximité, sa mission principale, comme le précise clairement son cahier des charges, est de satisfaire les attentes de ses téléspectateurs en matière d’éducation, d’information et du divertissement. Une tâche à laquelle s’est attelée, avec dévouement et persévérance, une équipe jeune, dynamique, multidisciplinaires et aux compétences professionnellement avérées.
Les chantiers qu’elle se propose de lancer visent, enfin, à renforcer son positionnement en tant que chaîne jeune dont le cœur de cible est prioritairement la jeunesse amazighe vivant, aussi bien au Maroc qu’à l’étranger, aussi bien dans les villes que dans les campagnes mais également le reste de la jeunesse marocaine toutes catégories socio-professionnelles confondues. La chaîne ambitionne aussi de répondre aux besoins de toutes les autres composantes de la population marocaine en matière d’éducation, de culture et de divertissement en mettant notamment à profit toutes les possibilités qu’offrent aujourd’hui les nouvelles technologies de l’information et de la communication.
Comment gérez-vous les variations dialectales de l’amazighe (à la radio et à la télévision) tout en prenant en considération la dimension standard de la langue que le système éducatif a pris en charge?
En toute modestie, toutes les actions entreprises depuis la création de cette chaîne sont novatrices en ce sens que, comme nous l’avons précisé précédemment, nous sommes pratiquement partis de rien. Il a fallu tout « inventer » et mettre en œuvre concomitamment toutes les initiatives. Il a fallu, en effet, mettre en place une nouvelle organisation qui prenne en compte les spécificités de la chaîne sur le plan éditorial, technique et organisationnel, la gestion des ressources humaines… Sur le plan de la gestion de la chaîne au quotidien, il a également fallu prendre en compte les contraintes liées aux dispositions du cahier des charges de la chaîne telle que la nécessité de trouver un juste équilibre entre les trois composantes sur le plan linguistique. Ce qui ne fut pas toujours une chose aisée en raison du décalage constaté entre les trois composantes Amazighes au niveau de la production audiovisuelle Amazighe. La région du Souss était très en avance dans ce domaine sur les autres composantes en dépit du caractère artisanal des structures de production et de l’absence quasi total des ressources humaines formées et qualifiées. Sur ce plan, il a également fallu « tout inventer » pour pouvoir assurer un certain équilibre entre Tachlhit, Tamazight et Tarifit. Un objectif que nous avons réussi à atteindre progressivement. Un exercice certes très difficile à atteindre mais que nous avons réussi à conquérir grâce également aux efforts et sacrifices des différentes composantes du personnel de la chaîne.
Est-il encore besoin de rappeler qu’avant la naissance de la chaîne, les élites Amazighes, les représentants de la société civile, les militants associatifs, les artistes, toutes catégories confondues, n’ont aucune possibilité de se produire. Je peux attester de cet état de fait en parfaite connaissance de cause et ce pour avoir occupé des responsabilités de premier plan à 2M dont celle de la direction des programmes. L’arrivée de Tamazight a permis à toutes ces sensibilités de se produire en toute liberté et sans aucune limite si ce n’est celles qu’imposent les lois en vigueur dans notre pays.
S’agissant toujours du chapitre des réalisations, il me semble fondamental de rappeler que depuis 2010, nos productions dramatiques (téléfilms, télé feuilletons, séries, documentaires…) ont connu un formidable bon en avant. Des dizaines de projets ont été produits et diffusés, permettant ainsi au secteur de la production audiovisuelle en langue amazighe de se développer et se structurer. Cela a également permis de créer des débouchées pour des dizaines de jeunes techniciens, scénaristes et réalisateurs….
Sans langue de bois, que représente pour vous le Sud-Est ? Quelles contributions spécifiques peut-il apporter au paysage audiovisuel amazighe national?
Pour ce qui est de la Radio Amazigh, elle a toujours été pionnière en la matière. Chaque composante de la langue amazighe est prise en compte lors de l’élaboration de sa grille des programmes. Depuis 2010, en dépit de la faiblesse des moyens de cette «station mythique», nous avons procédé à une sorte de toilettage de ses contenus, à la remise à plat de ces émissions tant sur le plan conceptuel et qu’éditorial. Nous avons également procédé à une profonde restructuration de ces processus de production et de son management. Résultat : ses audiences ont pratiquement doublé et le bassin de ses auditeurs a considérablement augmenté.
Nous avons trouvé les nécessaires synergies entre la radio et la télévision en créant des passerelles entre les deux entités.
Tout d’abord, le sud-est est l’une des régions du Maroc qui peut se prévaloir de potentialités extraordinaires dans tous les domaines, mais malheureusement toutes ces richesses multisectorielles ne sont pas encore exploitées comme il se doit. Sous-équipés en infrastructures, elle est en l’état actuel des choses dans l’incapacité de donner tout la mesure de son potentiel. Une région qui a toujours fourni au Maroc des élites de très haut niveau dans tous les secteurs et qui a ainsi fortement contribué au développement économique et social de notre pays. Culturellement, ses richesses sont encore totalement sous-exploitées. Pour rester dans le domaine de l’audiovisuel, cette région recèle un formidable potentiel pour le développement de l’industrie cinématographique nationale et internationale. Toute la région regorge de sites capables d’en faire, à terme, une formidable destination pour les cinéastes du monde entier. Pour peu, évidemment, que l’on veuille bien entreprendre quelques nécessaires investissements infrastructurels de base dans le secteur.
Etes-vous serein pour l’avenir de l’amazighe au Maroc?
Vous savez, je suis et j’ai toujours été un incorrigible optimiste. Adepte de la fameuse formule : le verre est à moitié plein. La culture et la langue Amazighes, les problématiques très complexes qu’elles charrient représentent à non pas douter, un chantier stratégique pour le Maroc. SM le Roi en a fait l’une des grandes priorités de son règne. Les choses se mettent en place petit à petit en dépit des difficultés que l’on sait. C’est un projet que l’ensemble des marocains doivent s’approprier collectivement. C’est de leur identité qu’il s’agit. Chacun se doit, par conséquent, d’agir en fonction de la position qui est la sienne et des possibilités dont il dispose pour faire aboutir le projet. L’approche doit être systémique et s’inscrire dans la durée : le court, le moyen et le long terme. Le chemin à parcourir reste encore très long. Je pense que toutes les questions non encore résolues trouveront une issue favorable par le dialogue et la concertation. Deux grands principes qui fondent La démocratie. Car seules les structures démocratiques seront en mesure d’offrir des solutions idoines à ce type de problèmes. Qu’il y’ait encore des résistances, ou même des tentatives plus au moins avouées et avérées pour essayer de ralentir le rythme de mise en œuvre des dispositions de la constitution relative au chantier de Tamazight, je trouve cela quelque part «tout à fait normal» mais sachez que, in fine, on n’arrête jamais la marche de l’histoire.
Un dernier mot peut être…
Tamazight est un projet qui a vu le jour dans un contexte particulièrement difficile. Nous avons entrepris pour essayer de la développer avec les moyens qui lui sont alloués. On peut ne pas, être par certains aspects, à la hauteur des attentes de nos différents publics. Normal car ces attentes sont multiples et variées. Mais cette chaîne reste un acquis indéniable pour le chantier de Tamazight dans notre pays. Il doit être certes critiqué et évalué en permanence. C’est le droit voire le devoir de ses téléspectateurs. Mais il est important de le soutenir pour l’aider à se développer. Le secteur a besoin d’investissements publics et privés pour pouvoir évoluer. Le secteur privé est appelé à s’y investir massivement. Reste bien sûr à lui offrir, au secteur privé j’entends, un cadre adéquat aussi bien sur le plan juridique qu’institutionnel. Sur ce plan la responsabilité des pouvoirs publics est totale.