La joie de voyager en mots et en pensées

Le monde de Julie Guégan

Par Noureddine Mhakkak

Le dialogue avec Julie Guégan est un voyage culturel dans les mondes des Lettres et des Arts. C’est-à-dire dans le monde de la poésie, de la prose, du cinéma, de la peinture et de la photographie d’une part et dans le monde de l’actualité aussi. Ainsi, nous allons parler des relations humaines, nous allons parler de l’amour, de l’amitié, de la tolérance et de l’ouverture d’esprit et la connaissance de l’autre. Nous allons parler des villes, des livres, des films, nous allons parler de nous, et nous allons parler de nous, de nos pensées, de nos réflexions, de nos passions, et nous allons parler de vous en tant que lecteurs. Des lecteurs fidèles qui nous lisent avec tant de plaisir.

*Voulez-vous nous parler de votre relation avec les mots, et surtout avec la poésie ?

Je peux qualifier ma personnalité de contemplative. Dans une foule, je peux regarder des heures les comportements des autres en vue de mieux les déchiffrer. Cela me fascine d’observer le ballet des expressions, des gestes ou des sons.

Il semblerait d’ailleurs que je ne sois pas la seule à aimer cela. Mon professeur de comédie, Jack Waltzer, m’avait confié que Marlon Brando avait aussi l’habitude de s’assoir pendant des heures sur un banc pour observer les passants. Ce qui l’amusait au plus haut point était d’imaginer ce qu’ils avaient vécu juste avant et d’en reproduire mentalement la scène. Son objectif était d’améliorer sa capacité à être en totale adéquation avec ses personnages et à vivre pleinement leurs parcours. En allant chercher la partie immergée de l’iceberg de l’humain et, au-delà des apparences et des comportements de surface, il pouvait jouer avec cette sincérité, si bouleversante, car il avait cerné les éléments déclencheurs. Ma démarche est tout aussi intentionnelle, mais mon but est différent. Pour moi, il s’agit d’améliorer la collaboration et de permettre à tous de jouer un rôle prépondérant dans la conception de notre futur. Alors, si j’observe aussi beaucoup, mon but est de chercher les éléments déclencheurs d’un leadership qui s’exprime en chacun de nous.

Lorsque j’écris des poèmes, je rencontre le même goût de la contemplation et une même envie de susciter une forme d’harmonie. Seulement ici, l’outil principal est composé de mots que je cherche à mettre côte à côte. J’aime à peu près tout, mais lorsque j’écris, je vais plutôt vers les alexandrins, je suis classique et il faut que ça rime aussi. Je dirais que mon esprit mathématique ainsi que ma sensibilité à la musique aiment s’exprimer dans la poésie.

J’ai surtout écrit quand j’étais petite, j’avais un petit cahier que je transportais partout. Dès que je ressentais le besoin de m’isoler, je me dirigeais vers une autre pièce pour écrire.

Et, un jour, j’ai eu l’opportunité de partager cette passion. Je devais avoir 8 ans et la ville avait décidé de faire un concours de poésie pour la fête des mères, invitant l’ensemble des écoles à concourir. À ma grande surprise, je gagnais le deuxième prix. Mon poème avait été lu et apprécié !

Aujourd’hui, j’écris certes toujours des poèmes, mais cette activité est devenue plus rare et donc plus précieuse. Je n’y consacre le temps nécessaire que pour faire passer les messages importants. Par exemple, pour les grandes occasions, ou pour faire passer une réflexion importante de manière métaphorique.

Ainsi, il y a une dizaine d’années alors que je m’occupais de l’introduction d’un outil de conversation dans une grande organisation, il m’a semblé opportun de rédiger un poème pour faciliter l’adhésion des utilisateurs. Il impliquait une nouvelle manière de concevoir l’échange d’informations dans l’organisation et j’y voyais un outil et un potentiel énorme pour faciliter l’habilitation du personnel ainsi qu’une distribution plus large du pouvoir. Plutôt que des présentations standards, j’ai choisi de rédiger un poème qui mettrait en exergue la philosophie et l’intention. Cet exercice un peu déroutant a permis de marquer la différence culturelle mais également de mettre en place les conditions de conversations plus libres et moins formelles. L’impact pour changer la culture a été bien réel.

Je pense que la poésie est un moyen de sortir des sentiers battus pour faire passer de grandes idées. J’ai été très marquée par le poème d’Amanda Gorman lors de l’investiture du président Biden. Son poème très profond a montré qu’il était possible de véhiculer de nombreuses vérités et qu’il était en cela, un puissant outil pour la démocratie, surtout lorsque la polarisation et les peurs sont aussi présentes qu’aujourd’hui.

Je ne sais pas pour vous, mais je sens que l’humanité est sur le point de craquer. On finira meilleur ou pire à l’issue de ces crises et je vois la poésie comme l’un des moyens pour nous rendre meilleurs. Selon mon expérience, la poésie permet de tout dire ou presque, de nous confronter à nos valeurs et principes éthiques et surtout à nous ancrer dans une recherche de création, d’esthétique et d’amélioration du bien-être. Le monde n’a jamais eu autant besoin de culture, des artistes et des poèmes !

J’en profite d’ailleurs pour vous dire que je suis heurtée par ce que je vois à l’Euro 2021. Pendant un an, nous avons bâillonné nos artistes, empêché un peu partout la culture, mais pour le football… nous oublions tout et mettons de côté la valeur de la santé au profit de l’argent. Il y a pour moi de grandes leçons à tirer de cette période.

*Lisez-vous la poésie d’une façon agréable ? À travers votre lecture vous avez créé une relation avec les mots et les images. Que pensez-vous de cette relation culturelle ?

Je crois que je ne me sentais pas tellement singulière avant que quelques amis me le fassent remarquer. Je suis simplement une personne à l’écoute de ses sentiments et de ses émotions car j’ai compris qu’il était essentiel de les laisser s’épanouir, plutôt que de se laisser emprisonner par eux.

Cette réalisation a eu lieu assez récemment. C’était il y a deux ans alors que je m’éclatais dans l’une de mes activités favorites, la recherche de trésors uniques dans les boutiques de seconde main de la rue Haute à Bruxelles. Je rentrais d’une journée évidemment passionnante, lorsque je tombais nez à nez avec une photographie de l’incroyable artiste visuel néerlandais Joris Graaf. Coup de foudre ! Il me la fallait absolument. Alors que j’étais prête à l’acheter, j’eus soudain une hésitation. Quelque chose en moi me disait que je devais creuser la raison de ce choc avant de me laisser aller à un achat compulsif. En rentrant chez moi, j’ai commencé ma petite enquête sur Instagram. J’ai découvert davantage l’artiste et ses œuvres et puis je suis revenue sur le tableau qui m’avait tant plu. La révélation : jusque-là je n’avais pas prêté attention au titre de l’œuvre, mais en toutes lettres, désormais sous la photographie, je pouvais lire : When feeling becomes fear (en français : quand le sentiment devient peur). Ce tableau, que je n’ai finalement pas acheté, a été à l’origine d’une prise de conscience de ma déconnexion. Après quelques coups durs, je m’étais tellement habituée à me protéger que je m’étais mise à avoir peur d’écouter mes sentiments. En bonne guerrière que j’étais, je faisais tout pour ne pas ressentir la tristesse, par exemple. La vulnérabilité était une forme de faiblesse et plus que tout, ce qui m’effrayait était de subir les conséquences d’une reconnexion.

À partir de ce jour, progressivement, j’ai ôté les pièces de mon armure. Moi qui étais plutôt un roc, aujourd’hui, je suis capable de passer du rire aux larmes en deux secondes ! Au fond, j’ai compris l’importance de se laisser aller et de nettoyer un à un les conduits qui empêchent la lumière.

Un autre élément qui peut expliquer mon application à donner du corps aux poèmes, est sans aucun doute lié au fait que j’évolue dans un milieu interculturel inédit, la Commission européenne (27 nationalités qui travaillent ensemble) à Bruxelles (la deuxième ville la plus cosmopolite du monde, 62% de ses habitants sont nés dans un autre pays ou ont des antécédents liés à l’immigration, selon le World Migration Report 2015) ce qui m’a amené très vite à réaliser l’impact du non-verbal dans la communication.

Par exemple, je prends beaucoup de plaisir à regarder la lecture de poèmes dans des langues que je ne comprends pas ! Alors, quand je poste un poème en français sur ma chaîne YouTube, qui est potentiellement suivie par des personnes qui ne me comprennent pas, je tiens à leur parler aussi, à travers mes expressions, les mouvements de mon corps ou mon intonation. J’ai envie de les amener à apprécier le poème, d’une autre manière.

*Quel plaisir tirez-vous des poèmes et des interviews que nous faisons ensemble désormais depuis plus d’un mois ?

Beaucoup de plaisir et celui de pouvoir faire les choses par soi-même d’abord ! Il est possible que ma nouvelle entreprise semble étrange à de nombreuses personnes. Mais pour moi la joie est immense et alors que je continue ce voyage, je sais que je fais quelque chose de bien pour moi-même et pour ceux que j’aime.

Cette histoire en dit beaucoup sur le pouvoir de faire ce que nous aimons faire, peu importe à quel point cela est accepté ou apprécié. Je ne pense pas avoir été aussi heureuse que depuis que je n’écoute que mon cœur.

*Parlez-nous de votre relation avec le monde de l’Internet ? Comment voyez-vous ce monde ?

Je ne sais pas si vous connaissez le PALIO, qui vient je crois de la programmation neuro-linguistique et qui permet de se souvenir des différents besoins des personnes. C’est une très bonne astuce pour les communicants, car il permet de couvrir l’ensemble des besoins pour s’assurer que nous intéresserons un maximum de personnes avec nos propos. Le moyen mnémotechnique, P-A-L-I-O (et non le jeu traditionnel des siennois) englobe donc nos différentes préférences qu’elles soient pour les personnes, les actions, les lieux, les informations et les objets. Tout le monde emploie l’internet pour plonger dans ces centres d’intérêts en lien avec le PALIO. Pour ma part, ce sont les récits de vie et la quête de connaissances qui mobilisent en grande partie mon attention et qui m’ont amené très tôt à voir le potentiel des technologies collaboratives, interactives et des réseaux sociaux.

J’ai d’ailleurs écrit un livre sur ce sujet en 2016 et vous en avez parlé dans un article précédent. Il m’avait été commandé par un éditeur belge, afin de partager les leçons de mon expérience comme community manager au sein des institutions européennes. Ce rôle, je me l’étais plutôt créé. Au départ, on m’avait recrutée pour faire de la communication interne, j’écrivais des articles ou faisais des vidéos. Et puis, assez rapidement, on m’a proposé de tester un outil social interne, Yammer, et j’y ai vu un défi.

J’avais toujours eu l’envie de contribuer à améliorer le projet européen. Dès mon arrivée à Bruxelles, il y a 16 ans, j’avais développé une passion pour les institutions européennes, et en particulier pour son personnel. Vous imaginez, 28 nationalités travaillant ensemble au quotidien, souvent des personnes aux récits de vie passionnants, avec un niveau intellectuel hors-norme ? J’ai eu cette chance d’évoluer à leurs côtés et, cette richesse qui tient dans la diversité, je veux la partager autour de moi.

L’esprit européen et tous ses bénéfices ne doivent pas être réservés à quelques privilégiés dont je fais partie. L’Europe se doit d’être bien plus ambitieuse afin d’être présente dans le cœur, la tête et les mains de tous les européens. Il y a trop de joie dans le vivre-ensemble. Alors, cette responsabilité que j’avais saisie d’accompagner des nouveaux outils, me permettait surtout de mettre en place les étapes nécessaires pour accompagner l’accès au projet européen.

Je me suis confrontée à la réalité de la communication, qui va dans les deux sens, à la joie d’écouter, d’aider et de mettre en relation. Mais surtout j’ai découvert le pouvoir de l’intelligence collective et de la collaboration organique. On n’apprend rien si on ne se confronte pas aux autres et nos idées ne se renforcent que lorsqu’elles sont enrichies par ceux qui ne pensent pas comme nous.

Je n’ai pas peur de l’internet, qui met en relation et qui ouvre la voix au vrais débats, sur une position d’égalité. Pour moi, notre avenir numérique ne peut être que démocratique et façonné par tous. Je refuse que sa direction ne soit fixée que par quelques geeks de la Sillicon Valley et j’essaie de faire prendre conscience de cette nécessité dans mon travail. L’internet permet de supprimer les frontières, de penser globalement et d’agir localement ainsi que de renforcer le pouvoir de notre humanité, en supprimant l’isolement qui nous affaiblit. Je rêve de technologies qui nous rendraient tout simplement meilleurs et renforceraient partout le sentiment vital d’appartenance.

Seulement, l’internet nous demande d’éviter aussi certains pièges, notamment celui de notre manque d‘attention car nous devons être vigilants et mettre, en tant que société, les garde-fous nécessaires. Je pense que l’on doit mettre un cadre afin d’imposer des limites pour notre bien-être. Les effets peuvent être trop nocifs, comme on le voit actuellement. Si je ne remets pas en cause les intentions (que je ne connais pas), je pense que l’internet est bien trop la vitrine des débordements en tous genres et j’aspire à ce qu’en tant que société, nous nous en protégions davantage.

*Vous parlez, au moins trois langues. Pourriez-vous nous dire de quelle façon êtes-vous entrée dans le monde des langues et comment pourrons-nous   parler du jeu des traductions en tant que moyen de rencontre avec l’autre ?

Une chose que la vie m’a apprise est que le jeu est la clé de tout. Chaque fois que je souhaite m’améliorer dans un domaine, je dois y injecter du défi et de l’amusement car sans cela rien n’est facile.

Ainsi, je me souviendrais toujours lorsque je suis arrivée à Bruxelles et que j’ai eu à assister à des réunions entièrement en anglais. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point j’avais mal à la tête le soir en rentrant chez moi, et combien j’aurais voulu abandonner. Et puis, je me suis mise à regarder le soir toutes les séries américaines jusqu’à ce que tout devienne plus facile. Aujourd’hui, je lis la plupart des livres en anglais, je parle allemand et j’ai commencé l’italien. Mais ceci n’a rien d’impressionnant si je me compare avec certains de mes collègues, qui parlent couramment sept langues.

L’apprentissage des langues peut s’apparenter à de la gymnastique. Petit à petit, on s’entraîne à sortir de sa zone de confort afin de gagner en agilité. Une fois que l’on est embarqué sur ce chemin, il devient de plus en plus facile d’apprendre de nouvelles langues et de profiter de la joie de voyager en mots et en pensées.

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