La Salamandre, d’Anissa Bellefqih, Rabat, Marsam, 2018

Par Jeanne Fouet-Fauvernier

La chercheuse et écrivaine marocaine Anissa Bellefqih[1] a publié en 2018 chez Marsam une réédition de son ouvrage Années volées paru aux éditions L’Harmattan en 2012. Le texte est identique, mais la réédition bénéficie d’une longue préface du secrétaire perpétuel de l’Académie du Maroc, Abdeljalil Lahjomri, qui contribue à la mise en relief de cette œuvre quelque peu négligée par le lectorat francophone. Le préfacier, tout en signalant certaines faiblesses dans la construction des personnages, rend hommage à l’affirmation d’ « Un Je militant » et au sujet traité.

S’agit-il bien en effet d’un roman ? L’intrigue décalque avec le plus grand réalisme les déboires d’une narratrice qui ne cache pas être l’autrice elle-même[2], et demeure saisie dans la chronologie traumatisante de ses mésaventures, initiées en décembre 2004 pour ne s’achever que dans les années 2010.

La conclusion de ces six années de souffrances -les «années volées» mentionnées dans le premier titre choisi en 2012 pour la publication chez L’Harmattan- est cependant ancrée dans la fiction puisque le personnage principal y disparaît dans un accident de la circulation : «la dernière chose que j’entendis fut un crissement de pneus et des cris qui me parvinrent de très loin, puis disparurent, me laissant nimbée de lumière» (Bellefqih, 2012 : page 178).

Le choix du titre de la réédition de 2018, La Salamandre, efface la dimension tragique de cette issue désespérante : on attribue depuis le XIIIème siècle à ce batracien la faculté de résister au feu. Yamina, tel est le prénom de la narratrice, pourrait donc bien survivre à la métaphorique consumation de ses forces au terme de six années dérobées à sa vie de femme par la férocité avide de son ennemi : une banque.

L’histoire relatée dans ce roman est en effet celle d’une lutte inégale entre un individu et un conglomérat d’intérêts financiers puissants. L’individu isolé en question, une jeune veuve tout à sa douleur, découvre avec sidération l’univers des affaires dont elle ignorait tout. Il s’agit d’héritage, question sensible au Maroc, et d’une tentative de spoliation systématique.

La jeune veuve paraît une proie facile : son époux, directeur d’entreprise, lui avait demandé de signer des cautions garanties par un terrain lui appartenant en bien propre. Comme elle conteste la légitimité de la mainmise de la banque sur son terrain, ayant péniblement appris que cette démarche n’est pas légale puisque le crédit avait été remboursé et que la trésorerie de l’entreprise était saine, elle fait alors l’objet de mesures d’intimidation et de mises en demeure brutales, entrant dans un univers complexe dont le lexique lui demeure longtemps étranger. Il faut trouver des avocats : ils se retirent les uns après les autres après s’être fait payer des honoraires indus.

Il faut contester devant les tribunaux : les juges manifestent une solidarité partiale envers la banque. Il faut espérer recevoir le soutien des amis : ils s’effacent les uns après les autres, la laissant seule face à un océan de paperasses absconses. L’abondance des notes de bas de page expliquant au lecteur ce que signifient les termes «Nantissement», «Acte adoulaire», «Sommation interpellative» «Mainlevée» et autres «Dol» ou «Principal d’une créance » fait écho au désarroi d’une narratrice confrontée à l’usage d’une langue étrangère dont l’ignorance entraînerait sa ruine.

Il faut s’arracher au vocabulaire quotidien pour apprécier l’ampleur de la menace, jauger la rapacité de l’ennemi, chercher des moyens de défense. Yamina y parvient peu à peu, mais y laisse une part de sa santé. Quand elle se défait de l’hydre bancaire, elle demeure épuisée, et encore plus seule qu’auparavant, tant les rapports amicaux qui formaient sa sociabilité de jeune femme aisée et sans soucis d’argent se sont évaporés. Se battre contre une grande banque, c’est toucher aux piliers du pouvoir, l’affaire est dangereuse… et les trahisons multiples.

Le lecteur est donc confronté, lui aussi, à la rugosité d’une classe sociale privilégiée et dépourvue d’affects. Est-ce ce qui conduit l’autrice à ne pas créer de vrais portraits romanesques donnant davantage de chair à toutes ces incarnations de la convoitise et de la tentative d’extorsion de fonds à l’encontre de la victime, Yamina ? La démonstration, qui tient davantage du récit que du roman, n’en demeure pas moins efficace et, par certains aspects, exemplaire.

[1] Anissa Bellefqih, chercheuse et enseignante universitaire, Docteure d’Etat en littérature, est également écrivaine.

[2] Quelques aménagements (changement du prénom de la narratrice et modification de sa composition familiale, changement du nom de la banque et ceux de certains affairistes haut placés) ne prétendent pas dissimuler la réalité, offrant ainsi à un lecteur averti le plaisir de chercher « les clés » !

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