Les confinements d’une société fragmentée

Crise sanitaire, crise de la vérité

«A la guerre, la vérité est la première victime»

Eschyle

La pandémie a mis à nu la fragilité du lien social, le repli du civisme et, d’une manière encore plus évidente, l’image d’un Maroc à plusieurs vitesses. Confirmation de vieux constats, qui sont mis aujourd’hui en avant à la lumière de la pandémie.

Ainsi, il y a le Maroc du journal télévisé de la chaîne publique avec des images montrant le succès du confinement dans les quartiers chics de nos grands centres urbains ; le succès de la distribution de l’aide avec nous dit-on l’implication d’agence bancaire mobile

Bref, un Maroc «cité en exemple dans la lutte contre le fléau». Sauf que, en contre champ, d’autres images circulent livrant le hors champ des images officielles, le non-dit des organes publiques où l’on voit un autre Maroc, celui de la périphérie, des banlieues des grandes villes, des villages et des campagnes…où le discours officiel n’a aucun impact.

Il y a un malaise dans le Maroc réel qui se traduit aujourd’hui dramatiquement par le repli du civisme et dans le rapport à la loi. On parle ici et là de relâchement dans le respect des consignes de prévention. C’est beaucoup plus que cela, nous assistons à un véritable déni de l’esprit civique. Nous sommes une quarantaine de millions d’âmes à occuper un même territoire, mais il semble bien que nous n’habitons pas le même monde.

Une société fragmentée puisant dans une grande diversité de références. Références qui vont du fanatisme confessionnel au charlatanisme inspiré des pratiques archaïques. L’avantage des grandes crises, dit-on,  est qu’elles tiennent lieu  de révélateur : et bien notre société se livre à nous dans son état réel.

Oui, les gens ne sont pas mobilisés comme on l’aurait souhaité, il y a même des signes d’insouciance et de défi car ils ne croient pas en ce qu’on leur dit. Derrière cela il y a des décennies de pratiques de dénigrement du discours institutionnel, de la parole publique. Les gens ont fini par intégrer à leur programme ce qu’ils considèrent comme leur seule arme de résistance, l’idée qu’«il y a leur vérité et il y a la nôtre».

Le problème n’est ni moral ni métaphysique, il est éminemment politique. L’écrivain Raphael Alberto Ventura pose à ce propos une question cruciale : «comment des individus peuvent coexister s’ils ne partagent pas un même socle de vérité».

L’espace public, un des fondements essentiels de la démocratie moderne, est traversé d’une multitude de références, d’un foisonnement de points de vue et de représentations du monde. Cette situation est exacerbée au moment d’événements majeurs ou inédits. Face à de tels phénomènes, en l’occurrence la pandémie, chacun cherche à se constituer sa propre vérité.

Nous sommes alors en présence d’un patchwork alimenté par l’engouement inédit pour les médias sociaux. Cette multitude de points de vue sur le même sujet est dopée en effet par la révolution numérique qui met à la disposition de chaque  individu une variété de propositions sous l’égide du père Google et de «l’imam Internet». Les écrans sont ainsi inondés de savoir, sans intermédiation, sans filtre pédagogique. Les gens sont surinformés croyant qu’ils sont informés.

La mise en récit, nécessaire dans la construction du  discours informatif, cède le pas à une dépersonnalisation du savoir, à ce que l’on a appelé une «uberisation» de la vérité. Chacun se sert alors dans cet immense marché, ouvert à longueur de nuit et de journée ; en allant souvent dans le sens de la doxa, de ce qui marche le plus, ou qui conforte chez lui des préjugés. Situation aggravée par la crise de légitimité et de la perte de l’autorité intellectuelle, voire morale, des instances de médiation historique : l’école, la presse professionnelle, les partis politiques, les élites académiques…

Mohammed Bakrim

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